28 déc. 2018

Le Cerisaie est l'histoire d'une grande maison






































La Cerisaie est l'histoire d'une grande maison que personne ne parvient vraiment à quitter.

Appartement-atelier 18, de petites pousses vertes sortent de terre dans des barquettes et de grandes terrines perforées, posées sur une table qui les maintient à température constante, grâce à un fin réseau de résistances.

Appartement I, une femme voit de son balcon jouer dans la cour ses enfants qui sont la prunelle de ses yeux.

Célia Houdart, Villa Crimée
P.O.L., 2018

13 nov. 2018

Ainsi se pressaient à ma vue quantité de mouvements



Ainsi se pressaient à ma vue quantité de mouvements dont j'étais plein, dont j'étais débordant et depuis des années. Dans mes rêveries d'enfant, jamais, si je me souviens bien, je ne fus prince et pas souvent conquérant, mais j'étais extraordinaire en mouvements. Un véritable prodige en mouvements. Protée par les mouvements. Des mouvements dont, en fait, on ne voyait pas trace en mon attitude et dont on n'aurait pu avoir le soupçon, sauf par un certain air d'absence et de savoir m'abstraire.
Les animaux et moi avions affaire ensemble. Mes mouvements je les échangeais, en esprit, contre les leurs, avec lesquels, libéré de la limitation du bipède, je me répandais au-dehors... Je m'en grisais, surtout des plus sauvages (...)

Henri Michaux, "Dessiner l'écoulement du temps"
dans "Passages" (1937-1963)

4 sept. 2018

Il est vraiment possible que ce soit tout ce qui est























Il est vraiment possible que ce soit tout ce qui est.
Et je ne me plains pas. Un chèque dans le courrier nous permettra de tenir jusqu'au mois prochain. Je lis dans les journaux que je nous situe parmi les "classes inférieures" ! Étonnant ! J'attends que la jument Rachel mette bas. Et de neuf. Occupe-toi de nous. Dix, en comptant mon gros bide. Mais mon sort d'artiste banal me confère une grâce étrange. Une tradition unique qui tond les têtes de tant de siècles. Ces deux poivrots, il y a un millénaire, au sommet d'une montagne chinoise — riant à cause de la beauté du moment. En paix malgré leur cerveau embrumé. Le chien, légèrement crétin, franchit la porte ventre à terre sans aucune nouvelle à annoncer. Il a une grande confiance en moi. Je ne m'accroche à rien aujourd'hui, certain et confiant que l'air même qui sépare nos corps, la lumière de ce que nous sommes, doit suffire.

Jim Harrison, "Lettres à Essenine"

6 août 2018

Toi, petit bouseux aux doigts bouffis






































Toi, petit bouseux aux
doigts bouffis, tu
reposes sous la tente
avec le cerf, l'infusion
bout dans la bassine,
les pieds bientôt
prendraient feu,
une langue qui n'existe
pas
attend
    au fond du bol
    que je boive
j'ai bu.
Et les grands yeux du
cerf
ont fouillé calmement
dans ma poitrine
et la brume
et la brume
et la brume
a traversé le calme
chaud

Hélène Sanguinetti
"Alparegho, Pareil-à-rien"
L'Amandier, 2015

13 juil. 2018

Ici, je pense souvent à deux personnages







































Ici, je pense très souvent à deux personnages. L'un d'eux est John Meikle Gibb, qui, loin dans l'Écosse du XIIIe siècle, brûla sa Bible dans un accès d'enthousiasme, fut condamné à mort, mais finalement déporté en Amérique, où il rejoignit les Indiens et devint chaman.
L'autres est le comte Henri de Puyjalon, qui quitta son Bordelais natal pour le Canada, finit comme gardien de phare sur une île au large de Mingan, et parla, dans son Journal du Labrador, du plaisir de vivre seul "loin des imbéciles et, surtout, loin des gens d'esprit".

Un chaman et un gardien de phare.

Les jours étranges du Labrador Hotel.

Kenneth White, "La Route bleue", 1983
(2013 pour les éditions Le Mot et le reste)

27 juin 2018

jamais de l'animal






































jamais

                         de l'animal

            ou        de l'arbre

            ou        de la pierre

                                        aucun savoir

                    ne nous parvient

                        en leur langue

                                            mouillée

toutefois

            par le seul fait

                                    de nommer

                                                   ce qui reste

parfois

                    nous devinons

    comment vient                le vivant

                            et c'est alors

une ivresse                            un vertige

        la géométrie        flexible

                d'une joie


Christophe Manon, extrait de "Cela" dans "Au nord du futur"
éditions Nous, 2016.

29 mai 2018

Tes yeux s'équarrissent comme des quilles





































Tes yeux s'équarissent comme des quilles
des tourterelles, elles sont deux

Et les amours déchues ?
et les mauvaises intentions ?
les mains se posent au dessus du brasier
elles se lèvent sur le ciel; un baiser vaste et chaud
une nuque, un nid, vif comme un couperet
on s'allonge et on se fracasse lentement les membres
le reste n'est que claquements et rythmes
éphémères et pourtant

La pluie c'est du gâchis
mais agréable sur nos souliers
on invente des histoires pour les derniers petits
on inonde le monde avec de ailes
rabattues à la surface, et après ?

Peu peuh peuh


Marie de Quatrebarbes, « La vie moins une minute »
éditions Lanskine, 2014

18 mai 2018

Vous passez votre temps à assembler






















Olivier Cadiot, "Histoire de la littérature récente" tome 1
POL éditeur, 2016.


Vous passez votre temps à assembler, à relier des bouts de vos vies — qui ressemblent à un immense patchwork — à des morceaux de choses vues, des bribes d'évènements entendus, des citations détachées de leurs auteurs, des images flottantes, des phrases de votre sœur, des mots fantômes. barbotine, blanc d'œuf, bombe repositionnable, ça dépend à quelle époque vous êtes ; qu'importe le flacon, le principal c'est de surveiller le point de colle. La faire apparaître ? Le fondre, en souhaitant que les rapprochements disparaissent, comme après une greffe réussie où tout circule entre les membres ? C'est à vous de voir. Il y a d'autres époques où l'on a envie de garder les éléments un peu séparés, de sentir les déchirures entre les choses que l'on a voulu coller ensemble. C'est une question de moment. Faites une histoire pour savoir comment faire. Une petite, la vôtre, et une grande en même temps, la nôtre. En espérant qu'elles se superposent.





7 mai 2018

La virieuse ou méviriée, la cache-Maria, l'adéliane



2. Herbes se balançant sous la pluie

La virieuse ou méviriée, la cache-Maria, l'adéliane,
la cafratane, la coprebondieuse,
la timbale-des-naines, la sopomphre, l'herve-des-pillards, 
la tige-bleue, la tige-six-épingles,
la grammanvaine,
la bahabe-des-plaines, la bahabe-des-nomades,
la petite bahabe,
le gouillaisse, la timourdane,
la Simone-d'argent, la bravepluie,
la gordomie,
la schvolle, la vassilice-teint-la-rosée,
le cordusain, la chachuine, la gravillette,
la capiteuse-du-soir, la clavicole, la harpaine,
la vaquemouflette, la touteglume,
l'escambienne, la ronfle-en-langue,
la carague, l'oldinie, la somberne-desaurores,
la touffebrise, la fleur-du-vilain, la sagrebotte,
la foussienne ou foussine ou foussine-du-pendu,
la gareuse-sans-étoiles, la palpenaude, la madrilionne,
la grande-madrilionne,
la gambaine-hirsute, la douriaf,
l'épingle-de-Marfa,
la dame-follette, la dame-étendue (...)

Manuela Draeger, "Herbes et golems"
éditions de l'Olivier, 2012.

24 avr. 2018

Cette petite île est apparue un beau jour


Cette petite île est apparue un beau jour — ou du moins avons-nous vue pour la première fois sortir comme du ventre de sa mère le crâne obscur et rond d'un bébé, à la fin des années cinquante, du haut du ravin, non loin de la maison de Juan L. Ortiz. Au début, ce dû être une légère agitation du courant, qu'un œil inexpérimenté devait prendre pour un tourbillon formé au-dessous de l'eau par la résistance des sédiments alluviaux, jusqu'à ce qu'atteignant enfin la surface à force d'accumulation une protubérance luisante et marron vienne émerger et croître progressivement. À peu près circulaire, la forme s'allongea peu à peu, modelée par le sens du courant et, lorsqu'elle fut assez haute, elle eut sans doute l'occasion de s'assécher un peu, se distinguant ainsi du magma boueux probablement aussi archaïque que la glaise mythique ayant donné naissance au premier homme, pas encore tout à fait une île, mais déjà plus une substance informe, jusqu'à ce que les premières herbes et les premières plantes semées par les vents printaniers se soient mises à y pousser.

Juan José Saer, "Le Fleuve sans rives"
éd. Le Tripode

9 avr. 2018

Puisqu'il est entendu que tu cultives l'ivraie

















Fernand Deligny, Puisqu'il est entendu que tu cultives l'ivraie, le chardon, le coquelicot et la nielle, attends toi à voir venir les cultivateurs, bien à l'aise dans leurs sabots, regarder ton champ et dire : "Voilà la nielle, l'ivraie et le chardon qui infectent nos champs, soignés comme il ne viendrait pas à l'idée de soigner le blé." Si tu aimes un peu faire rire à tes dépends, réponds, les yeux au ciel et les mains ouvertes : "Oui : et je crois que la récolte sera belle." Mais il reste entendu que la graine de crapule c'est tout de même de la graine d'homme. Ou alors, tu serais aussi fou que tu en as l'air.

Fernand Deligny, "Graine de crapule", "Œuvres"
éd. L'arachnéen.
(bibliothèque du Taslu, 4 avril 2018)

28 mars 2018

Sous les à-pics d'Oroville



COMMENCEMENT D'UN POÈME DE CES ÉTATS

Memento pour Gary Snyder

    Sous les à-pics d'Oroville, ciels de septembre ennuagés de bleu, passant la frontière U.S., pommes rouges font ployer leurs rameaux étayés par des échalas —
    A Omak une grosse fille en salopette conduit son grand cheval brun le long d'une colline asphaltée.
    Parmi les collines de pins de Coleville près de Moses'Moutain — un cheval blanc derrière un 2 tonnes qui progresse entre les arbres.
    A Nespelem, dans le soleil jaune, un repère signalant la tombe du chef Joseph sous les collines brunes ruisselantes — crois blanche sur l'autoroute.
    A Grand Coulee sous un ciel de plomb, de gigantesques générateurs rouges bourdonnent dans le granit & le béton pour matérialiser des oignons —
    Et une eau grise clapote contre les flancs gris du Steamboat Mesa.
    A Dry Falls 40 Niagaras silencieux & invisibles , de minuscules chevaux qui paissent sur le fond oxydé de prosopis du canyon.
    A Mesa, sur l'autoradio, dépassant un nouveau silo à maïs, les gorges tendres des adolescentes du Walking Boogie, "Si elles pouvaient toutes être des filles de Californie" — alors que le route noire se dévide.
    Sur les plaines en direction de Pasco, collines de l'Oregon à l'horizon, voix de Bob Dylan sur les ondes, folksong d'une seule âme fabriquée à la chaîne — Please crawl out your window — entendu pour la première fois.
    Filant dans l'espace, radio l'âme de la nation. The Eve of construction et The Universal Soldier.

Allen Ginsberg, La Chute de l’Amérique
[The Fall Of America, 1972, trad. Lemaitre & Taylor, Flammarion  1979]

14 mars 2018

Je me suis revêtue de silence et d’attente

La Terre (extrait)

Je me suis revêtue de silence et d’attente. J’ai quitté mon bateau et suis partie à pied sur la glace polaire. Je transporte un chronomètre et un sextant, une tente, un réchaud, de la viande et de la graisse. Pour avoir de l’eau, je fais fondre des blocs de glace débités en un hachis de copeaux ; l’eau salée devient douce quand elle est gelée. Je dors quand je ne peux plus avancer. Je marche à la boussole en direction du nord géographique.
Je marche dans le vide ; j’entends ma respiration. Je vois ma main et la boussole, je vois la glace si vaste qu’elle s’incurve, je vois le sommet de la planète s’incurver et son atmosphère de basses pressions solidement amarrée sur le promontoire. Ici les années passent. Je marche, légère comme n’importe quelle poignée d’aurore ; je suis légère comme des voiles ; comme une succession de bandes sans couleurs ; je crie : «  Le ciel et la terre sont indiscernables ! » Le courant sous mes pieds m’emporte et je marche. (…)

Annie Dillard, « apprendre à parler à une pierre »
(1982) / trad. Béatrice Durand. / Christian Bourgois éd.


5 mars 2018

ou encore le continuum d’objets réglant les jardins et les arrière-cours tels qu’on les voit

(…) ou encore le continuum d’objets réglant les jardins et les arrière-cours tels qu’on les voit, depuis le train surtout, quand il ralentit en s’approchant des gares (voir le chapitre du voyage Arles-Strasbourg) — palettes empilées dans un coin  à côté d’une bétonneuse hors d’usage, chaise en plastique rouge où s’est accumulée un peu d’eau de pluie, jouets d’enfants aux couleurs vives éparpillés sur une pelouse, rangs de poireaux aux longues feuilles bronze un peu jaunies, rosiers parfois étincelants, cabane aux parois passées d’une lasure sombre, portails standards et voitures, voitures toujours et presque toujours sans rapport avec l’état de la maison, de rutilantes neuves devant des bicoques et de très vieilles oubliées  au fond de jardins,
en une glissade sans fin s’ajouterait pêle-mêle des piliers de portail surmontés d’un dé de ciment placé en équilibre et dont les points, de un à six, ont été repeints avec soin, l’auvent en tôle encombré de feuilles mortes d’une cour d’entrepôt où un chariot élévateur sort des caisses d’un camion, une station-service contemplée un jour de pluie à travers les essuie-glaces, comme dans n’importe quel road movie provincial, le regard s’attardant, on ne sait pourquoi, sur l’appareil servant à vérifier la pression des pneus, (…)

Jean-Christophe Bailly, "32.Séquences" dans « Le Dépaysement Voyages en France » 
ed. du Seuil, "Fictions et Cie », 2011

14 févr. 2018

J’aime l’étendue tentaculaire de Lakeside

«  J’aime l’étendue tentaculaire de Lakeside, l’impossibilité de parcourir un chemin à travers ses possibilités alambiquées. Ils bloquent des routes, vous forcent au détour. L’expérience de la vente au détail est une sorte de chasse au trésor, un rallye sans cartes. Vous mettez la main sur les cartes, comme sur un prix, lorsque vous arrivez à destination. Elles sont illisibles : un lac, un bateau, des zones roses grises vertes bleue. House of Fraser, BhS, Bentalls, C&A, Argos, Boots, Marks & Spencer. Personne ne sait comment cela fonctionne. Vous pourriez repérer Ikea à l’horizon mais vous n’en trouverez jamais l’entrée secrète. Pas la première fois. (Et si vous ne la trouvez pas, vous avez besoin d’un guide autochtone pour vous exliquer le système. Les décors — faux bureaux, cuisines et chambres — qui ne sont pas à vendre. La très longue marche suédoise, excellent pour la  santé, à travers les meubles de pin, est inontournable — une sorte de régime d’entraînement avant l’accès aux entrepôts. J’ai été particulièrement fasciné par les livres : de vrais livres dans de fausses pièces, des rangées interminables d’éditions suédoises de Patricia Highsmith.)
Lakeside n’est pas fait pour les piétons. Nous ne nous y attardons pas. L’endroit est épuisant : votre âme fantome y est volée par des caméras de surveillance, volée et enregistrée, dotée d’un code temporel — pour vous garder là où vous êtes. « Une seule visite à Lakeside, et vous ne pourrez plus vous en passer ! » Telle est la promesse du vampire. « Quelque chose pour tous les goûts et tous les âges. » Quelque chose pour des aristocrates transylvaniens âgés de 800 ans et se gavant de plasma. « Lakeside la nuit… c’est magique ! »

Ian Sinclair, "London Orbital » (2006)
trad. Maxime Berrée   pour éd. Inculte 2010

5 févr. 2018

Une pensée suit une pensée

Une pensée suit une pensée.
Au bord, l’aube attend la fin
des calculs astronomiques indiens
pour disperser fantômes sans souffle
animaux stellaires
et talismans sorciers.
Les étoiles fondent comme du sucre
l’heure est limpide dans le jour d’été.


Muriel Pic, “Une image suit une image” dans “Elégies documentaires”,
éd. Macula, 2016

18 janv. 2018

La radio fonctionnait.





La radio fonctionnait. C'étaient les informations et on parlait de la mort.

le diable et son train.

Ce petit voyage est-il vraiment nécessaire ?


Lucien Suel, "poème express n° 703"