26 nov. 2013



Oiseaux

l'exil s'en va ainsi dans la mangeoire des astres
portant de malhabiles grains aux oiseaux nés du temps
qui jamais ne s'endorment jamais
aux espaces fertiles des enfances remuées

Aimé Césaire, "Ferrements"

14 nov. 2013

"Je n'avais sûrement pas envie de regarder la mer. 
Mais aperçue fugitivement, et comme malgré moi, 
je l'ai vue divisée. Echevelée, frissonnante au nord, 
le vent l'éparpille. A l'est, rassurante et légère, elle 
mène à la côte là-bas. Lente au sud, mystérieuse, 
profonde. C'est au sud que nous prenons les plus 
beaux poissons. Mais c'est l'ouest que j'aime. La mer 
à l'ouest, c'est l'océan. J'aurais dû penser à ce mot plus tôt ? "

Jean-Pierre Abraham, "Armen"

7 nov. 2013


"L'homme se retourna vers la rive qu'ils venaient de quitter. Elle était à son tour recouverte par la nuit et les eaux, immense et farouche comme le continent d'arbres qui s'étendait au-delà sur des milliers de kilomètres. Entre l'océan tout proche et cette mer végétale, la poignée d'hommes qui dérivait à cette heure sur un fleuve sauvage semblait maintenant perdue. Quand le radeaux heurta le nouvel embarcadère, ce fut comme si, toutes amarres rompues, ils abordaient une île dans les ténèbres, après des jours de navigation effrayée."


Albert Camus, "la pierre qui pousse"

29 oct. 2013


"revenue donc à l'horizontale du soir au matin
un astre coulé dans l'eau salée scrute les fracas
rien de plus guère moins logé à l'enseigne des nuages
plongeon moyen migrateur hivernal nicheur de falaises
orange homard cormoran bec neuf
sourire au déclin port dans l'air
corbeau sombre au pain sec
inondation intime de solitude
la terre devient nuage apparemment je ne fais rien
et ne suis d'aucun secours en matière d'exemple à suivre"

Marie Borel, "Loin"

14 oct. 2013

"Là, Là-bas, de l'autre côté d'une rue plus large que 
bien des pays, quelque chose décolle et encombre 
le ciel comme les espaces intermédiaires de mon 
esprit ; là-bas, où les trains restent à quai...

Insensible au mouvement alentour, je note qu'on est 
prisonniers de l'amour et de la haine, regarde, l'herbe 
se courbe sous le vent, l'orage a détruit les villages, et
qu'est-ce que j'allais dire, on fait la queue..."


Etel Adnan "Là-Bas" 
trad. Marie Borel & Françoise Valéry
éditions de l'Attente

23 sept. 2013


"Je pourrais trouver un terrain d’entente avec moi-même, je pourrais continuer à être heurts et bouts de matières entamées, je pourrais accepter d’être ce que je suis vaillamment sans nécessairement faire de bruit, inondant des plaines morbides, chassant des oiseaux de toutes races sans noircir les plumes, je pourrais continuer à transporter mon nom de carrière en carrière, usant ma peau, pleurant mes pieds de temps en temps, je pourrais continuer à dévoyer le sens des morceaux sans me confondre avec eux, mais si j’allume un feu maintenant, ce sera trop tôt et les autres ignoreront à quelle fin je le fais."

Dorothée Volut, Alphabet
Erci Pesty éditeur, 2008

5 sept. 2013

"Alors fous-moi la paix avec tes paysages ! Parle-moi du sous-sol !"

Samuel Beckett, “En attendant Godot”

28 août 2013




"Dans les clairières on contemplait le ciel blanc, rêveur et paresseux qu’on avait l’impression de voir plonger et d’entendre jubiler comme des oiseaux jubilent, des petits oiseaux qu’on ne voyait jamais et qui s’intégraient naturellement à la nature. Des souvenirs revenaient et on ne voulait pas les analyser et les interpréter, on n’en était pas capable, cela faisait doucement mal, mais on était trop paresseux pour ressentir entièrement une douleur. On allait comme ça et puis on s’arrêtait à nouveau et puis on se tournait de tous les côtés, regardait au loin, vers le haut, au-delà, vers le bas, par-dessus et vers le sol, et puis on se sentait touché par l’immense langueur de cette floraison. Le bourdonnement dans la forêt n’était pas le bourdonnement dans la clairière plus nue, c’était différent et exigeait qu’on se place autrement pour de nouvelles rêveries. Il fallait toujours lutter avec cela, faire front, refuser en silence, réfléchir et hésiter. Car tout était hésitation, effort et sentiment de faiblesse. Mais c’était charmant comme ça, juste charmant, un peu pesant, et puis à nouveau un peu chiche, puis hypocrite, puis rusé, puis plus rien, puis complètement idiot ; finalement c’était très difficile de trouver encore quelque chose joli, on ne voulait pas s’y sentir obligé, on restait assis, on allait, on flânait, on errait, on marchait et on s’attardait comme ça, on était devenu un morceau de printemps."


Robert Walser "Les enfants Tanner", 1907

20 août 2013



"Tout va bien avec les tempêtes. Presque un soulagement. J’écoute. La corne de brume propulse ses ondulations dans le ventre. Les faisceaux du phare tournent avec régularité. De l’homme au soleil, il n’y a qu'un pas. Le doigt sur l’interrupteur, la cage d’escalier ressemble à un jeu de dominos orangé. Mon corps est l’endroit où le voyage recommence. Broyée par les vents, j’attrape la bouteille de plastique sur la table de cuisine, défais le vélo des toiles d’araignée du hangar. Le phare enfonce ses rayons dans un voile de lande. Cassure végétale des manteaux sous la tourbe."


Laure Morali, "Comment va le monde avec toi "

27 juil. 2013



"Je ne connaissais personne dans la ville. Avec inquiétude, je jetai le grappin dans ma poche pour la sonder, et n'en tirai que quelques pièces d'argent. "Donc, où que tu ailles, Ismaël, me dis-je à part moi, arrêté au milieu d'une rue solitaire, mon sac sur l'épaule, et, comparant l'obscurité côté nord aux ténèbres côté sud, où que dans ta sagesse tu décides de loger pour cette nuit, mon cher Ismaël, ne manque pas de t'informer des prix et ne sois pas trop difficile."

Herman Melville, "Moby Dick"'

21 juil. 2013


"Dans ce livre on trouve au travail un être “souterrain”,
de ceux qui forent, qui sapent, qui minent. On le voit,
à condition d'avoir des yeux pour un tel travail des pro-
fondeurs, — on le voit progresser lentement, prudemment,
avec une douceur inflexible, sans trahir à l'excès la détresse
qui accompagne toute privation prolongée de lumière et
d'air; on pourrait même le dire satisfait d'accomplir ce
sombre travail. Ne semble t-il pas qu'une sorte de foi
le conduise, de consolation le dédommage ? Que, peut-être,
il désire connaître de longues ténèbres qui  ne soient qu'à
lui, son élément incompréhensible, secret, énigmatique,
parce qu'il sait ce qu'il obtiendra en échange : son propre
matin, sa propre rédemption, sa propre Aurore ?..."

Friedrich Nietzsche, "Aurore"

12 juil. 2013

"Ce qui serait bien, c'est que nos jours, d'eux-mêmes, se rangent derrière nous, s'assagissent, s'estompent ainsi qu'un paysage traversé. 
On serait à l'heure toujours neuve qu'il est."

Pierre Bergougnioux, "Miettes"

2 juil. 2013


   De l'avion les champs récemment moissonnés ou déchaumés où les passages des tracteurs ont laissé des rayures parallèles comme si quelque gigantesque peigne s'était appliqué à les tracer arrondissant les angles enchâssant parfois quelque roche ou quelque bosquet jade comme ces jardins sacrés au Japon où le sable est rituellement ratissé mer figée fauve aux vagues parallèles et immobiles autour de pierres laissées tombées  ici et là par un dieu raffiné

d'autres à peine  assez grands pour quelques arbres trois pins un bouleau



"Archipel", Claude Simon

18 juin 2013


"Je dis tout simplement qu'un radeau n'est pas une barricade et qu'il faut de tout pour qu'un monde se refasse. Un radeau, vous savez comment c'est fait : il y a des troncs de bois reliés entre eux de manière assez lâche, si bien que lorsque s'abattent les montagnes d'eau, l'eau passe à travers les troncs écartés. Notre liberté relative vient de cette structure rudimentaire dont je pense que ceux qui l'ont conçue — je veux parler du radeau — ont fait du mieux qu'ils ont pu, alors qu'ils n'étaient pas en mesure de construire une embarcation. Quand les questions s'abattent, nous ne serrons pas les rangs — nous ne joignons pas les troncs — pour constituer une plate-forme concertée. Bien au contraire. Nous ne maintenons du projet que ce qui du projet nous relie. Vous voyez par là l'importance primordiale des liens et du mode d'attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu'il ne lâche pas.
Fernand Deligny, "Le Croire et le Craindre"

10 juin 2013

"Les choses qu'elle voyait semblaient incertaines — pas incertaines mais changeantes, en pleine métamorphose, quelque chose qui est aussi autre chose, mais quoi, et quoi."

Don Delillo, "Body Art"

24 mai 2013

"La vie offre un fragment parfait d'elle-même au Karen's Café ( à Shelby, Montana). "Qu'est-ce que je sers à ces charmants messieurs par cette charmante journée ?" demande la serveuse morose. Et je me dis : Quelle horreur ce serait de vivre à Shelby. Si j'y vivais, pourtant, la vie ne me serait ni plus ni moins agréable qu'ailleurs. En attendant, quelle perfection que de transiter par Shelby avant de me ruer vers la voie ferrée quand j'entends un train aboyer dans la nuit ! Avec ma dulcinée, je campe  près de Shelby, au milieu du vent, du feu et de la lune, parmi la pluie de flammèches et l'odeur suffocante de la fumée, les rafales de vent délicieuses, les taches de nuages dans les montagnes, la nuit ; bref, je me suis échappé de Shelby."

William T. Vollmann "Le Grand Partout"

6 mai 2013

Je fuis devant, je fuis derrière, je fuis en haut et en bas, à l'intérieur. J'abandonne des tonnes de souvenirs, comme ça, très facilement, et je les laisse derrière moi. Je traverse des séries de décors, hautes parois de cartons sur lesquelles sont peints les mensonges de la vie vue par les hommes :
les champs d'herbe verte où passe le vent
les maisons aux volets fermés
les villes blanches sous le soleil
les serpentins des lumières magiques
les rues désertes
les parcs, les jardins, jungles, marécages où flotte la mince vapeur, les Cafés pleins de jambes et de mains, les temples, les tours de fer, les hôtels aux vingt étages capitonnés de feutre, les autoroutes où foncent les voitures aveugles, les hôpitaux, les fleuves, les plages de galets, les noires falaises où sont assis les oiseaux, les."


J.M.G. Le Clézio, "Le livre des fuites" 1969

22 avr. 2013


"Rayon enfantillages, broutilles, riens.
  Rayon drogue, addiction, envoûtement, sortilège.
  Rayon suffocation.
  Rayon y croire, ne plus y croire, tirer un trait.`
  Rayon y revenir.
  Rayon tout est signe, déductions et calculs.
  Rayon oubli, vieillesse, amertume, sagesse : n'est pas encore ouvert."

Anne Savelli, "Décor Lafayette" 2013

15 avr. 2013


"Ceux qui sont immobiles sur la terre errante : les voyageurs.
 Ceux qui fuient sur la terre immobile : les sédentaires. 
 Mais ceux qui fuient sur la terre errante, et ceux qui sont immobiles 
 sur la terre immobile : comment les appeler ?"

JMG Le Clézio, "Le livre des fuites", 1969

2 avr. 2013


"On pourrait dire l’ignorance est un doigt, on touche
avec. On met toute sa tête dans le geste : on dévale."


Armand dupuy

23 mars 2013

JAMAIS

QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES
ÉTERNELLES


    DU FOND D'UN NAUFRAGE


[EXTRAIT] Stéphane Mallarmé, "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard", 1897

14 mars 2013



"Ça rend sauvage l'écriture. On rejoint une sauvagerie d'avant la vie. Et on la reconnaît toujours, c'est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. Celle de la peur de tout, distincte et inséparable de la vie même. On est acharné. On ne peut pas écrire sans la force du corps."

Marguerite Duras, "Ecrire"

26 févr. 2013


"C'est parfois comme si j'avais perdu
 la trace
    je retourne dans mes pas

                    mais il n'y a plus que
 l'aile
    et l'arbre.
    Et je me retrouve

                   parmi les oiseaux
 que le ciel,
    le linge.
    Le drap.
 Comme si j'avais suivi une maison,
    Une parole hospitalière.
  Mais jusqu'à trouver la
 terre puis de l'eau."



Thierry Metz, "notes sur le chemin", 1995.
Un pain. Une bouteille. Un citron.
Un bouquet de roses blanches dans un vase bleu.
Oui, j'en ai assez de nos histoires d'hommes. Je n'écrirai plus que des natures mortes."

Eric Chevillard, "L'autofoctif"

4 févr. 2013


"Le harfang des neiges survole la toundra, perçant la nuit polaire de son vol silencieux et blanc, survole des étendues de roches et de neige glacées, des lieux inhabités que l'homme ne cherche pas à conquérir, des lieux qu'il juge hostiles, ou qui servaient parfois de pénitencier, ou attirèrent un jour quelques ermites désireux de silence et de recueillement — il survole ces lieux à la recherche d'une proie."

Cécile Wajsbrot, "Mémorial"

21 janv. 2013


"Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches
Par bonds quitter cette chose pour celle-là
Je trouve l'équilibre impondérable entre les deux
C'est là sans appui que je me repose."


Saint-Denys Garneau, "Regards et Jeux dans l'espace", 1937

4 janv. 2013


"Convoquer telle phrase de tel auteur autour d'un simple mot, le mot égaré chez Duras, le mot épuisement chez Claude Simon, le mot poids chez Artaud. Ils sont là comme un champ de tension, ils appellent, ils contaminent."

"Que cherchions nous pourtant, dans la nuit enfin ouverte, au bord de l'estuaire noir, un peu plus tôt, à discuter du vide qu'il faut pour que naisse la parole ou qu'advienne son partage, et du chemin qu'on se fraie vers les îles en hiver ?"

"Nous marchons dans notre propre nuit parce qu'un autre devant nous y marchait, qui n'avait pas choisi d'avancer là."


François Bon, "Tumulte", 2006