28 mars 2018

Sous les à-pics d'Oroville



COMMENCEMENT D'UN POÈME DE CES ÉTATS

Memento pour Gary Snyder

    Sous les à-pics d'Oroville, ciels de septembre ennuagés de bleu, passant la frontière U.S., pommes rouges font ployer leurs rameaux étayés par des échalas —
    A Omak une grosse fille en salopette conduit son grand cheval brun le long d'une colline asphaltée.
    Parmi les collines de pins de Coleville près de Moses'Moutain — un cheval blanc derrière un 2 tonnes qui progresse entre les arbres.
    A Nespelem, dans le soleil jaune, un repère signalant la tombe du chef Joseph sous les collines brunes ruisselantes — crois blanche sur l'autoroute.
    A Grand Coulee sous un ciel de plomb, de gigantesques générateurs rouges bourdonnent dans le granit & le béton pour matérialiser des oignons —
    Et une eau grise clapote contre les flancs gris du Steamboat Mesa.
    A Dry Falls 40 Niagaras silencieux & invisibles , de minuscules chevaux qui paissent sur le fond oxydé de prosopis du canyon.
    A Mesa, sur l'autoradio, dépassant un nouveau silo à maïs, les gorges tendres des adolescentes du Walking Boogie, "Si elles pouvaient toutes être des filles de Californie" — alors que le route noire se dévide.
    Sur les plaines en direction de Pasco, collines de l'Oregon à l'horizon, voix de Bob Dylan sur les ondes, folksong d'une seule âme fabriquée à la chaîne — Please crawl out your window — entendu pour la première fois.
    Filant dans l'espace, radio l'âme de la nation. The Eve of construction et The Universal Soldier.

Allen Ginsberg, La Chute de l’Amérique
[The Fall Of America, 1972, trad. Lemaitre & Taylor, Flammarion  1979]

14 mars 2018

Je me suis revêtue de silence et d’attente

La Terre (extrait)

Je me suis revêtue de silence et d’attente. J’ai quitté mon bateau et suis partie à pied sur la glace polaire. Je transporte un chronomètre et un sextant, une tente, un réchaud, de la viande et de la graisse. Pour avoir de l’eau, je fais fondre des blocs de glace débités en un hachis de copeaux ; l’eau salée devient douce quand elle est gelée. Je dors quand je ne peux plus avancer. Je marche à la boussole en direction du nord géographique.
Je marche dans le vide ; j’entends ma respiration. Je vois ma main et la boussole, je vois la glace si vaste qu’elle s’incurve, je vois le sommet de la planète s’incurver et son atmosphère de basses pressions solidement amarrée sur le promontoire. Ici les années passent. Je marche, légère comme n’importe quelle poignée d’aurore ; je suis légère comme des voiles ; comme une succession de bandes sans couleurs ; je crie : «  Le ciel et la terre sont indiscernables ! » Le courant sous mes pieds m’emporte et je marche. (…)

Annie Dillard, « apprendre à parler à une pierre »
(1982) / trad. Béatrice Durand. / Christian Bourgois éd.


5 mars 2018

ou encore le continuum d’objets réglant les jardins et les arrière-cours tels qu’on les voit

(…) ou encore le continuum d’objets réglant les jardins et les arrière-cours tels qu’on les voit, depuis le train surtout, quand il ralentit en s’approchant des gares (voir le chapitre du voyage Arles-Strasbourg) — palettes empilées dans un coin  à côté d’une bétonneuse hors d’usage, chaise en plastique rouge où s’est accumulée un peu d’eau de pluie, jouets d’enfants aux couleurs vives éparpillés sur une pelouse, rangs de poireaux aux longues feuilles bronze un peu jaunies, rosiers parfois étincelants, cabane aux parois passées d’une lasure sombre, portails standards et voitures, voitures toujours et presque toujours sans rapport avec l’état de la maison, de rutilantes neuves devant des bicoques et de très vieilles oubliées  au fond de jardins,
en une glissade sans fin s’ajouterait pêle-mêle des piliers de portail surmontés d’un dé de ciment placé en équilibre et dont les points, de un à six, ont été repeints avec soin, l’auvent en tôle encombré de feuilles mortes d’une cour d’entrepôt où un chariot élévateur sort des caisses d’un camion, une station-service contemplée un jour de pluie à travers les essuie-glaces, comme dans n’importe quel road movie provincial, le regard s’attardant, on ne sait pourquoi, sur l’appareil servant à vérifier la pression des pneus, (…)

Jean-Christophe Bailly, "32.Séquences" dans « Le Dépaysement Voyages en France » 
ed. du Seuil, "Fictions et Cie », 2011