14 mars 2024

Basculer dans la cerce

 



Basculer dans la cerce. Attaquer juste au-dessus du bloc coincé dans le couloir menant à la brèche N. S'élever jusque sur le surplomb. Traverser à gauche sur une vire oblique. Se diriger vers la niche grise. Rejoindre la partie supérieure de l'arête SE. Rejoindre l'éperon, gagner le tout petit dièdre. Prendre l'oblique à droite puis la verticale. S'élever sur une langue de neige. Aborder l'éperon gauche. Escalader en zig zag. Arriver devant une fissure étroite dans le mur jusqu'à l'antécime W. Contourner les blocs instables. Remonter un couloir de roches brisées, barré par un bloc surplombant. Rejoindre l'arête ENE. Attaquer la partie gauche de la facette et monter vers la branche SE. Escalader par le fil de l'arête. S'élever par un couloir-cheminée. Éviter le couloir délité. Grimper en écharpe à gauche. Suivre le sillon creusé en L. Gagner l'arête qui le borde. Longer la petite paroi rouge verticale.

Véronique Vassiliou, "Mû"
éditions Nous, 2021.


10 janv. 2024

J'ai aussi l'impression de trébucher souvent



 

J'ai aussi l'impression de trébucher souvent, que mon corps est bousculé par les autres bousculé par moi. Je tourne la tête trop vite, mon bras ne voulait pas aller si loin, mon pied est en déséquilibre dans le brouhaha des corps bien en place qui m'entourent. Il faut tellement d'acceptation de soi, des autres et de l'espace pour que ça marche un corps, que ça ne subisse pas le réel mais que les gestes l'habitent paisiblement, avec la bonne tension. Les animaux sauvages, eux, ne connaissent pas la maladresse. Le léopard ne se pose pas la question de sa démarche, le vol de l'aigle n'est jamais ridicule, les sauts du chevreuil sont toujours coordonnés. Leur corps n'échappe jamais à leur contrôle alors qu'il me semble parfois qu'il faudrait toute une vie pour apprendre à ne pas rougir quand je cours dans la rue et à marcher tranquillement sur le chemin vers la mer.

Victor Pouchet, Autoportrait en chevreuil, éd. finitude, 2020

17 oct. 2023

Maçon, plombier, vitrier, mesurèrent sans compas

 



Maçon, plombier, vitrier,
mesurèrent sans compas, mesurèrent te regardant,
mesurèrent, mesurèrent...
Et ta maison, qui est ta gousse,
est moitié ta mère et moitié ta fille...
Il te firent industrie de paix et de rêve ;
ils créèrent des portes selon tes envies ;
ils tendirent un seuil à tes pieds...

Je ne sais si le fruit est meilleur que le pain
et le vin meilleur que le lait à ta table.
Tu décidas d'être "la terrestre",
et la Terre te sert de la main à la main,
avec épis et four, cep et pressoir.


Gabriela Mistral, extrait de "Message à Victoria Ocampo, en Argentine"
dans Essart (Tala,1938)
(trad. Irène Gayraud, éditions Unes, 2021)

21 août 2023

Un jardin comme un entre-deux

 























comme un tissu articulaire entre cité et océan, entre lande et

bâtiment, autour d'une maison, une jungle

tend

        un aimant à une jungle. Une allumette

frottée, une jointure taillée ; sers-t'en

                                                            bien. Qu'il règne

                                                            entre le guindé et l'enflammé, faille

dans l'émail qui nous permet de nous couler à nouveau dans une plaine.

Le jardin inscrit dans cette plaine un premier principe. Il arpente, précis,

et plane, cartilage entre route et maison,

écurie mentale pour roses de dressage

                                                        il plane

                                                                    dès lors qu'un jardin s'enracine

pour moitié dans l'idée, rendant la terre instable, une machine volante avec trois ailes,

puis cinq, puis partout dans le ciel, panoramas miniatures, le jardin,

d'un poing, s'ouvre en ponts.


Cole Swensen, "Le Nôtre”
(trad. Maïtreyi et N. Pesquès)
éd. Corti

7 juil. 2023

Au fond de grandes réserves de nuit


Au fond de grandes réserves de nuit
il y a des murs mous activés par des doigts agiles
secoués de tourbillons et de remous à bosses.

Sandrine CnuddeHabiter l'aube, éd. Tarabuste, 2016.


6 juil. 2023

Le jour je cuisine et nous mangeons























(...)
Le jour je cuisine et nous mangeons.
La nuit tu dors et ta main s'incurve sur ma tête,
s'incurve dans mes cheveux.
Les mains se courbent
comme des feuilles. Ma main s'ourle
depuis le feu vers le haut du tipi
et l'extérieur.
Ma main s'ourle et descend le long
de la gorge du canard carolin.
Dans l'ourlet de ma main je tiens le blé.

(...)

Annie Dillard, "Jours de fête", dans Billets pour un moulin à prières (1974)
éd. Héros-Limite, trad. B. Matthieussent, 2020.

26 juin 2023

Je ne fais que rendre une âme à la forêt en la peuplant de fictions désirantes


Je ne fais que rendre une âme à la forêt en la peuplant de fictions désirantes et qui se font charnelles. Le plus grand plaisir du voyage est de déceler — ou d'ourdir — les déchirures du réel, où la rêverie coule son lit. L'amour n'est pas une disjonction du pèlerinage. Par des synthèses éphémères et miraculeuses, je résous la contradiction entre le besoin de rêver et celui d'être là, sans pensée, au présent. Je place mes faunes tels des soldats de plomb sur la carte, aux points où le chemin croise des routes carrossables.

Émilien Rouvier, "Journal d'ascétisme"
vu par Clément Bataille
éditions du Chemin de Fer, 2023.

28 avr. 2023

Il y a dans ma prairie des coyotes bleus


 





















Il y a dans ma prairie des coyotes bleus qui s'éloignent

doucement de travers en marchant avec maladresse

la bassin tordu efflanqué comme de vieux assassins

maigres sur des pattes d'enfant puni

ou de jeunes frères

perdus.


    Je souris.


Frédéric Boyer, Dans ma prairie

POL 2014

18 avr. 2023

À marée basse l'eau est aspirée à l'intérieur du port






"À marée basse l'eau est aspirée à l'intérieur du port et il n'y a pas de lagon, seulement une étendue de sable gris sale criblée de mares sombres d'eau de mer où l'on peut trouver une petite pieuvre si on a de la chance, ou bien la vieille maison d'un crabe mouchetée d'orangé ou bien l'épave engloutie d'un bateau d'enfant. Il y a un pont qui traverse le lagon d'où l'on peut observer les petites mares et voir sa propre image mêlée d'eau de mer et de joncs et de bouts de nuage. Et la nuit parfois il y a une lune sous l'eau, trouble et secrète."

"Le lagon, et autres nouvelles", Janet Frame 
(trad. par Jean Anderson et Nadine Ribault) éd. des femmes Antoinette Fouque

 

24 févr. 2023

Que veux-tu dire

 
























PEUPLE

"Que veux-tu dire,
    Il n'y a pas de peuple ?
    N'y a-t-il pas un peuple Faucon ?
    N'y a-t-il pas un peuple Colombe ?
        Et Rat
        Et Silex
            Et tout le reste ?"
    — Jaime de Angulo


12 janv. 2023

On fit une véritable fête qui dura presque jusqu'à l'aube


 

On fit une véritable fête qui dura presque jusqu'à l'aube ; bruyants, grisés par l'alcool que le Basque, à l'étonnement général, distribua gratuitement, nous chantâmes et dansâmes dans la nuit étouffante à la lumière d'un grand brasier, dérisoires et minuscules, saisis dans le triple infini de la plaine, de la nuit et des étoiles. Nous étions l'effervescence du vivant, herbe, animaux, hommes, et ajoutions à l'étendue interminable de l'inanimé la légèreté colorée et tragi-comique du délire, qui nous faisait cohabiter en une multiplicité de mondes exclusifs et différents, forgés selon les lois de l'illusion, qui sont certainement plus solides que celles de la matière.

Juan José Saer, Les Nuages
éditions Le Tripode, 2020
(traduction Philippe Bataillon)

30 nov. 2022

Un enfant perché sur les épaules de son père

 



Un enfant perché sur les épaules de son père
passe à la hauteur de la fenêtre et regarde à l'intérieur
Survient le cortège des quatre lévriers afghans avec leurs 
    auriges gitans
princes lointains — tentes, tapis, myrrhe, encens
    et bonne étoile
Ne passent par ici que quand il fait gris
J'entends les cloches qui sonnent
il y a d'autres villes, ailleurs
    d'autres destinées sous nos pieds

Christine Lapostolle, Temps permettant, éd. MF, 2022

18 janv. 2022

Toutes les fois qu'elle vient me voir

 















Toutes les fois qu'elle vient me voir, elle me demande à quoi

j'ai rêvé. À quoi as-tu rêvé ? J'ai rêvé que je suis obligée d'aller

dans la forêt. J'ai traversé une prairie. Soudain j'aperçois ma

soeur qui déroule un ballot de tissu bleu. Je m'arrête, je ne

peux plus bouger. La journée se passe ainsi. Le soir ma soeur

m'appelle : L'air est bleu. Je traverse la prairie en courant et

surmonte tous les obstacles : le tissu, la valise, le couteau dans

l'herbe, le seau, l'échelle, l'arbre. Et le rêve s'achève.


Margret KREIDL "Plier une hirondelle" éd. Les Inaperçus 2020

(trad. François Mathieu)

20 oct. 2021

écrire ce qui est arrivé est sans doute la meilleure façon de se persuader


 





















Pierre PARLANT, "Une cause dansée. Warburg à Oraibi" (éd. Nous, 2021)

écrire ce qui est arrivé est sans doute la meilleure façon de se persuader qu'il peut toujours arriver quelque chose ; et il arrive que quelque chose arrive, mais ce n'est qu'un aspect contingent du voyage une fois les dés lancés ; l'autre, primordial, est qu'écrivant, le présent de l'écriture — une vision différée — révèle parfois un futur antérieur, temps latent de la phrase, temps réel d'une vie : les paroles s'adressent, les humains danseront, le ruisseau fut à sec, la foudre aura frappé


17 oct. 2021

nuit avance


 
128
(01.03.2017)
nuit avance
on ne voit pas la boue jusqu'à la caravane
il y a un conte qui parle d'un magicien et de fleurs perdues, je ne sais
    plus le titre
les phares d'une voiture contre les parois en toc de l'habitacle
elles dorment, je sors pisser sur le brouillard
j'entends encor les grues, elles reviennent déjà, elles volent dans le noir
    pour ne pas être vues, c'est le contexte géo-politique qui veut ça
je reprends L'arc-en-ciel de la Gravité page 639


Maxime Actis, Les paysages avalent presque tout, Flammarion, 2020.

27 avr. 2021

Les rêves se composent essentiellement d’un décor


 






















Annie Dillard, "Une enfance américaine", 1987


Les rêves se composent essentiellement d’un décor comme tous les gens qui en racontent ou en écoutent le savent.


Nous remontions une étroite rue pavée du vieux continent.

Nous descendions la passerelle d'un paquebot portant dans les bras un bébé.

Nous sortîmes des bois, parvînmes au sommet de la montagne et aperçûmes l’eau ; nous amarrâmes notre radeau grossier à des rives brûlées.

Nous étions allongés sur les branches d’un arbre au bord du chemin.

Nous dansions dans une salle de bal sombre et les rideaux volaient aux fenêtres.


Les lieux clos où nos vies se déroulent, dans l’urgence, ressemblent à des labyrinthes compliqués dont nous apprenons le parcours section après section (la rue du village, le grand navire, la colline boisée), sans nous rappeler comment ni où elle se combinent dans l’espace.


11 avr. 2021

c'est que / des fois / dans mes pelouses /


Vincent Tholomé, "mon épopée" éditions Lanskine 2020


///

c'est que / des fois / dans mes pelouses / dans mes steppes /
à kikushnikoshkoï dans la grange d'anton nijkov :

quelqu'un me passe au rouleau compresseur
quelqu'un  m'étale comme une pâte
quelqu'un m'amoindrit

///

ceci est en partie parler pour le bel univers
ceci est en partie parler pour les chiens les carrelages et pour toi

georgy flyorov

///

compris ?

10 déc. 2020

ATTENDU QUE je me lasse
























Layli Long Soldier, "Attendu que" (trad. B. Machet) éd. I. Sauvage, 2020

ATTENDU QUE je me lasse. De mon effort de faire coïncider l'effort de la déclaration : "Attendu que les premières nations d'Amérique et les colons non indigènes s'engagèrent dans de nombreux conflits armés qui, des deux côtés malheureusement, ôtèrent la vie à des innocents, y compris celles de femmes et d'enfants." Je me lasse

de m'engager dans de nombreux conflits, me lasse de l'expression des deux cotés. Deux côtés en tant que femme et enfant à cet Attendu que. Deux côtés des paroles et des jeux de mots, penchée au-dessus des dictionnaires. Me lasse de comprendre fatiguée, affaiblie, exténuée, diminuée à cause du labeur. Marre. Le dictionnaire lakota affirme que fatigué c'est watúkha. Sous cette entrée j'ai trouvé le terme watúkhayA, qui signifie exténuer quelqu'un ou quelque chose, par exemple épuiser un cheval de ne pas savoir bien le monter. Suis-je watúkha ou est-ce que je watúkhayA ? J'appelle mon père pour lui demander


et faire un double contrôle de mes trouvailles. Comment dire "fatigué", il répond : "bluğo". Si tu veux dire "vraiment fatigué", c'est : "lila bluğo". C'est la façon familiale — la manière oglala — de dire fatigué, et qui sait mieux ce que fatigué veut dire sinon le peuple. Combien je peine


pour signifier ce qui est réel. Réellement, je mesure 1,77m. Réellement, je dors du côté droit du lit. Réellement, je me réveille après huit heures de sommeil et mes yeux pendent comme deux carrés couleur ardoise. Réellement, je suis bluğo. Réellement, je grimpe sur le dos des langues, les chevauche et les conduis jusqu'à l'épuisement — peut-être je tire les rênes quand je veux dire va. Peut-être que j'éperonne quand je veux descendre. Cela a-t-il une importance. Je suis lila bluğo. Je suis bloquée, je veux sortir. Être libérée de mon impulsion à faire remarquer : Attention, le cheval n'est pas une référence à mon héritage ; 


9 sept. 2020

Tout en mâchant la neige


 Tout en mâchant la neige

dire le printemps.

Ta silhouette, papa Langage,

nous protège.

Katia BOUCHOUEVA "Doucement (!)" 2020 coll. L'esquif /Publie poésie 

25 juin 2020

Réponse : Personne n'a jamais vu un poisson.




























Réponse : Personne n'a jamais vu un poisson
Les poissons sécrètent des composés hautement réflexifs
qui font de leur peau un miroir.
On pense que les flancs des poissons
sont couverts de paysages peints,
montagneux.

Annie Dillard, "Quelques questions et réponses à propos de l'histoire naturelle"
dans "Billets pour un moulin à prières", éditions Héros-Limite, 2020.

4 juin 2020

S'installer dans le lieu le plus propice


S'installer dans le lieu le plus
propice, le plus paradisiaque qui soit
pour écrire. Examiner ce qui parasite,
les pensées géantes, paralysantes,
jugements sur soi ou son travail de
personnes faisant autorité, etc. Ne
pas les décrire. Ne pas écrire pour
se venger ni les analyser. Noter au
contraire ce qui les suit, bifurque,
leur permet de glisser. Les utiliser
pour décrire le lieu.
Si rien ne se produit, si aucun malaise
préalable n'empêche d'écrire,
examiner en quoi la perfection du
lieu et du moment présent permet,
ou non, de le faire.

Et si rien ne vient, rester là et lire.

Anne Savelli, Des Oloés. Espaces élastiques où lire où écrire 
(éditions Publie.net 2020)

22 avr. 2020

Il y a trois ans, Daria m'a raconté l'effondrement























Il y a trois ans, Daria m'a raconté l'effondrement de
l'Union soviétique. Elle m'a dit Nastia un jour la lumière
s'est éteinte et les esprits sont revenus. Et nous sommes
repartis en forêt. Sur mon traîneau dans la nuit glacée, je
laisse ma pensée errer autour de la phrase. Chez moi la
lumière n'est pas éteinte et les esprits ont fui. J'ai tel-
lement envie d'éteindre la lumière. Moi aussi, cette nuit,
je repars en forêt.
Nastassja Martin, "Croire aux fauves", 2009, éd. Verticales

8 avr. 2020

Je marche, portant une robe jaune


















Je marche, portant une robe jaune,
une pochette blanche débordant de cigarettes,
assez de pilules, mon portefeuille, mes clefs,
et âgée de vingt-huit ans, ou serait-ce de quarante-cinq ?
Je marche. Je marche.
J'éclaire les noms des rues avec des allumettes
car il fait noir,
aussi noir que le cuir des morts
et j'ai perdu ma Ford verte,
ma maison en banlieue,
deux jeunes enfants
aspirés comme du pollen par l'abeille en moi
et un mari
qui s'est frotté les yeux
pour ne pas voir mes tripes
et je marche et je regarde
et ceci n'est pas un rêve
juste ma vie huileuse
où les gens sont des alibis
et la rue éternellement
introuvable.
Anne Sexton, "Miséricorde"
(traduite par Sabine Huynh), revue MUSCLE fév. 2020.

20 févr. 2020

Quel hommage sera rendu à la beauté bâtie pour durer







































Quel hommage sera rendu à la beauté bâtie pour durer
du dedans au dehors, exécutant les plans de résistance et de grâce
dessinés dans l'enfance, chez cette petite fille, au visage rond, les points serrés, déjà habituée au deuil
sur le cliché froissé que tu m'as donné ?    Quel hommage sera rendu à une beauté
qui insiste pour parler vrai, qui sait que les deux ne sont pas toujours la même chose
beauté qui ne se refusera pas, est elle-même un œil, et ne se laissera pas tranquillement contempler ?
Ces longs nuages bas sous lesquels nous roulions il y a un mois à New Mexico, nuages à portée de main,
étaient magnifiques et nous en parlions mais je ne parlais pas alors
de ta beauté au volant à mes côtés, tête sombre, résolue, yeux buvant les espaces
de l'horizon indien, cramoisi, indigo, de la présence indienne
le regard de ton esprit informant ton corps, impatient de remarquer ce qui est possible, impatient
        de remarquer
ce qui est perdu, délibérément détruit, ne peut jamais en aucune manière être rendu,
tu t'arc-boutais contre toutes les icônes, simulations, lettres mortes
tes mains de femme tournant le volant ou travaillant avec des sécateurs, des clés dynamométriques, des 
        couteaux, du porc salé,        des oignons, de l'encre et du feu
tes mains sensibles, tes mains de chêne et de soie, de jus de mûre et de tambours
— je parle d'elles maintenant.

                                                                                                                    Pour M.

Adrienne Rich, "Un atlas du monde difficile" dans "Paroles d'un monde difficile
Poèmes 1988-2004", éditions La Rumeur libre.Adr

30 janv. 2020

C'était marcher qu'il voulait


















C'était marcher qu'il voulait        avancer sur les
chemins        dans le vent clair d'été et eût-ce été
l'hiver qu'il eût fait de même        marcher sans plus
s'arrêter et parfois la pluie venait avec le vent        il
marchait dans la pluie dans le vent tiède        le vent
par grandes douces bourrasques
Du doigt ils montraient l'horizon        la forêt et plus
haut les landes        ajoncs et bruyères et les mares par
centaines        ils montraient les plaines et les villes
derrière les plaines
expliquaient ce qu'il y avait de chemin
ce qu'il y avait d'horizons        herbe et collines
et disaient par où il fallait passer        le grand chêne
aux quatre-chemins        ou juste avant les friches la
haie d'aubépines et le sentier des étangs et tout au (...)

Michèle Desbordes, Dans le temps qu'il marchait
(éd. Laurence Teper, 2004)

31 déc. 2019

Les deux petites filles marchent au soleil






































les deux petites filles marchent au soleil
l'une coiffée d'un large chapeau de paille
qui lui mange la moitié du visage
l'autre d'un bob clair
elles portant des bâtons
de quelle manière elles disparaissent
devenant introuvables
par le feu
par la mort de l'amour
par fonte
(elles fondent)
les arbres poussent tout autour
et les épines denses
(les tiges grotesques les feuilles multipliées)
quelqu'un dort peut-être
vous en avez mis du temps pour venir

Sereine Berlottier "Habiter - traces & trajets"
(avec des peintures de Jeremy Liron)
éd. Les Inaperçus, 2019.

10 déc. 2019

Plus aucune certitude
























En avant

Plus aucune certitude
qui ne se brise.

Étrangères
se croisent les épées de pluie.
Quelque chose
depuis d'infinies distances
vers d'autres infinies distances
se dirige.

En avant
un dernier pari
me pousse.

Fabrizia Ramondino, traduite par Emanuela Schiano di Pepe
"Retours", éd. L'esquif/poésie chez Publie.net.

22 oct. 2019

À allure régulière, tu franchis le bayou du Chien
























À allure régulière, tu franchis le bayou du Chien, le lac Chien le lac Billot, le bayou des Amoureux, le bayou Négresse, la Bay Castagnier, la Bay de l'Ourse, le Grand Bayou, le lac Fidelite, la Raccourci Bay, le lac Barre, la Terre Bonne Bay, le bayou Netouche Pas, la Bay Touch Me Not, la Timbalier Bay, la Bay Couteau, le bayou Sauveur, le bayou Little Caillou, le lac Decade, les bayous Black, Blue et Tigre, le lac Long, la Bay Courante, le Pass des Ilettes, le bayou Chevreau, le Grand Bayou Fort Blanc, la Bay Plate, le lac Penchant, le bayou St-Denis...
Ce sont des noms, des lieux que tu donnes sur tous les tons possibles et à toutes les hauteurs. Des flux imprévus. Tu les creuses, tu les ronges. Ça y est, tu es dedans.

Oui, tu es comme le ragondin, ces terres, "tu les creuses, tu les ronges". Et moi avec, et la mémoire des humains aussi.

Matthieu Duperrex "Voyages en sol incertain — enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi",
(avec des encres de Frédéric Malenfer) Wildproject éd. 2019.

24 juin 2019

Il a été aperçu traversant de nombreux détroits autour du monde



























Il a été aperçu traversant de nombreux détroits autour du monde

Il a été aperçu au large de Banks dde Bass de Cook de Dease de Fram de Kii de Peel de Ross d"Anian de Bali de Barrow de Belcher de Belle-Isle de Bungo de Béring de Blackett du Bosphore de Cabot de Cans de Chatham de Clarence de Cockburn de Colville de Corée de Dampier de Davis de Dixon de Drake d''Evans de Fisher de Foveaux de Formose de Franklin de Gaspar de Gerlache de Floride d'Hainan d'Hassel d'Hauge d'Hjörung d'Homfray d'Hôyo d'Hudson d'Hécate d'Iougor de Johor de Kara de Kalmar de Kanmon de Kitan de kassos de Kertch de Kwangting des Laptev de Lembeh de Litke de Lombok de Luçon de Melville de Menai de Messine de Muhu de Nansen de nares de Nelson de Palk de Parry de Peary de Pénang de Rassay de Quiongzhou de Rae de Sicile de Wilkins de Tablas de Tanon de Tiran de Sandro de Sumba de Smith d'Ormuz d'Osumi de Torrès de Vries de Vitiaz de Wilkins d'Aggattu d'Akashi de Baltiisk de Balalbac de Berhala de Bonifacio de Bougainville de Bransfield de Byam Martin de Chelikhov de Cozumei de Diligent de Dofuchi de Femarn Belt du Géographe de George VI de Georgia de Géorgie d'Hinlopen (...)

Anne-James Chaton, L'Affaire La Pérouse
éditions POL, 2019

23 mai 2019

Quand j'ai eu la sensation que ma nuque posée sur le dossier de la baignoire flottait


Quand j'ai eu la sensation que ma nuque posée sur le dossier de la baignoire flottait sur un polochon de coton chaud, que mon corps suivait son balancement comme la traîne d'un cerf-violant stationnaire, j'ai ouvert les yeux et j'ai vu tout ce noir, tous ces trous lumineux. Puis la boule d'or et d'argent dont la surface était plongée dans l'ombre pour un tiers. La lune. La lune gibbeuse. Grêlée de petite vérole, menteuse comme un arracheur de dents, inondée de soleil, incongrue. Énorme alors qu'elle n'était pas pleine et que la sommité d'un pin aurait suffit à la camoufler. Haute, brillante, un phare dans une mer silencieuse, clapotante. Ma barque était pleine, elle suivait le courant.

Céline Minard
"Le Grand Jeu", 2016, éd. Rivages.

26 avr. 2019

Mais il y avait une fille, avec une guirlande d'algues autour des épaules
























Mais il y avait une fille, avec une guirlande d'algues autour des épaules, qui avait l'air d'en savoir long sur Ecoldar et qui disait : "Il faut tout prendre. La pratique, ça ne vas pas sans la théorie." Elle nous conseillait d'être critique, de discuter, mais de ne pas rejeter. Elle disait, l'art ça ne peut pas être bête, ça ne peut pas être simplement faire. Klee, Malevitch, Kandinsky, si c'est fort, c'est parce qu'ils sont capables de décomposer et de recomposer, c'st parce qu'ils sentaient la complexité des choses. Pour pouvoir transformer ce qu'on éprouve en problèmes de couleurs, de surfaces, de lignes, de dedans et de dehors, il faut avoir prise sur son inquiétude. "Vous ne croyez quand même pas qu'ils ont passé leur vie à faire tous ces tableaux juste pour le plaisir ?"

Christine Lapostolle, "Ecoldar”, éditions MF 2018

28 mars 2019

Au début, presque tout le vocabulaire paysager s'efforçait de faire du monde entier votre maison




























































Au début, presque tout le vocabulaire paysage s'efforçait de faire du moned entier votre maison. Le Nôtre en particulier voyait dans sa marche un corridor, et donc entrait dans une clairière appelée "Le Hall du festival" ou "Le théâtre d'eau" ou "Le couloir aux miroirs", force fut d'admettre que seul nommer pouvait produire le manège de ces vastes étendues,
des anneaux du hasard
gardés dans des atomes
gardés dans des jarres aux rebords des fenêtres
                                                                        qui avaient aussi des noms commençant par
Mon autre maison est plus grande.


Cole Swensen, Le nôtre
(trad. Maïtreyi et Nicolas Pesquès)
Éd. Corti, coll. « Série américaine »

8 mars 2019

En descendant vers Sant'Alessio, je crie

























En descendant vers Sant'Alessio, je crie, comme doit crier le poisson qu'on rejette à l'eau après lui avoir accroché le bec avec un hameçon, le lièvre qu'on libère après l'avoir pris au piège ou encore la guêpe, comme celle de Scopello, qui était rentrée dans ma chambre et que j'ai dû aider à repartir par la fenêtre qu'elle ne trouvait pas. Une partie de notre instinct, de notre énergie vitale consiste, sans que nous nous en rendions compte, à échapper aux pièges. Un vieux reste de Néandertal, une trace de notre vie primitive, cet instinct-là, dont nous avons plus que jamais besoin tant sont raffinés les pièges d'aujourd'hui et subtiles leurs séductions.
Hourrah, criais-je sur la route ! Hourrah et viva la libertà ! Et les cris durent jusqu'au moment où je vois la mer.

Mais il y a la mer
Et les hirondelles et les nuages
Oui il y a la mer
Comment peux-tu être dans l'angoisse ?*

Le feu de la révolte s'apaise au contact de l'eau ! Je prends la direction d'Agrigente. Le piège derrière moi se referme sur du vide.


Édith de la Héronnière
"Du volcan au chaos. Journal sicilien"(2002)
éd. Nous 2017
(*Folke Wirén, Paysage d'une vie, Actes Sud, 1982.)

28 déc. 2018

Le Cerisaie est l'histoire d'une grande maison






































La Cerisaie est l'histoire d'une grande maison que personne ne parvient vraiment à quitter.

Appartement-atelier 18, de petites pousses vertes sortent de terre dans des barquettes et de grandes terrines perforées, posées sur une table qui les maintient à température constante, grâce à un fin réseau de résistances.

Appartement I, une femme voit de son balcon jouer dans la cour ses enfants qui sont la prunelle de ses yeux.

Célia Houdart, Villa Crimée
P.O.L., 2018

13 nov. 2018

Ainsi se pressaient à ma vue quantité de mouvements



Ainsi se pressaient à ma vue quantité de mouvements dont j'étais plein, dont j'étais débordant et depuis des années. Dans mes rêveries d'enfant, jamais, si je me souviens bien, je ne fus prince et pas souvent conquérant, mais j'étais extraordinaire en mouvements. Un véritable prodige en mouvements. Protée par les mouvements. Des mouvements dont, en fait, on ne voyait pas trace en mon attitude et dont on n'aurait pu avoir le soupçon, sauf par un certain air d'absence et de savoir m'abstraire.
Les animaux et moi avions affaire ensemble. Mes mouvements je les échangeais, en esprit, contre les leurs, avec lesquels, libéré de la limitation du bipède, je me répandais au-dehors... Je m'en grisais, surtout des plus sauvages (...)

Henri Michaux, "Dessiner l'écoulement du temps"
dans "Passages" (1937-1963)

4 sept. 2018

Il est vraiment possible que ce soit tout ce qui est























Il est vraiment possible que ce soit tout ce qui est.
Et je ne me plains pas. Un chèque dans le courrier nous permettra de tenir jusqu'au mois prochain. Je lis dans les journaux que je nous situe parmi les "classes inférieures" ! Étonnant ! J'attends que la jument Rachel mette bas. Et de neuf. Occupe-toi de nous. Dix, en comptant mon gros bide. Mais mon sort d'artiste banal me confère une grâce étrange. Une tradition unique qui tond les têtes de tant de siècles. Ces deux poivrots, il y a un millénaire, au sommet d'une montagne chinoise — riant à cause de la beauté du moment. En paix malgré leur cerveau embrumé. Le chien, légèrement crétin, franchit la porte ventre à terre sans aucune nouvelle à annoncer. Il a une grande confiance en moi. Je ne m'accroche à rien aujourd'hui, certain et confiant que l'air même qui sépare nos corps, la lumière de ce que nous sommes, doit suffire.

Jim Harrison, "Lettres à Essenine"