24 avr. 2018

Cette petite île est apparue un beau jour


Cette petite île est apparue un beau jour — ou du moins avons-nous vue pour la première fois sortir comme du ventre de sa mère le crâne obscur et rond d'un bébé, à la fin des années cinquante, du haut du ravin, non loin de la maison de Juan L. Ortiz. Au début, ce dû être une légère agitation du courant, qu'un œil inexpérimenté devait prendre pour un tourbillon formé au-dessous de l'eau par la résistance des sédiments alluviaux, jusqu'à ce qu'atteignant enfin la surface à force d'accumulation une protubérance luisante et marron vienne émerger et croître progressivement. À peu près circulaire, la forme s'allongea peu à peu, modelée par le sens du courant et, lorsqu'elle fut assez haute, elle eut sans doute l'occasion de s'assécher un peu, se distinguant ainsi du magma boueux probablement aussi archaïque que la glaise mythique ayant donné naissance au premier homme, pas encore tout à fait une île, mais déjà plus une substance informe, jusqu'à ce que les premières herbes et les premières plantes semées par les vents printaniers se soient mises à y pousser.

Juan José Saer, "Le Fleuve sans rives"
éd. Le Tripode

9 avr. 2018

Puisqu'il est entendu que tu cultives l'ivraie

















Fernand Deligny, Puisqu'il est entendu que tu cultives l'ivraie, le chardon, le coquelicot et la nielle, attends toi à voir venir les cultivateurs, bien à l'aise dans leurs sabots, regarder ton champ et dire : "Voilà la nielle, l'ivraie et le chardon qui infectent nos champs, soignés comme il ne viendrait pas à l'idée de soigner le blé." Si tu aimes un peu faire rire à tes dépends, réponds, les yeux au ciel et les mains ouvertes : "Oui : et je crois que la récolte sera belle." Mais il reste entendu que la graine de crapule c'est tout de même de la graine d'homme. Ou alors, tu serais aussi fou que tu en as l'air.

Fernand Deligny, "Graine de crapule", "Œuvres"
éd. L'arachnéen.
(bibliothèque du Taslu, 4 avril 2018)