17 oct. 2023

Maçon, plombier, vitrier, mesurèrent sans compas

 



Maçon, plombier, vitrier,
mesurèrent sans compas, mesurèrent te regardant,
mesurèrent, mesurèrent...
Et ta maison, qui est ta gousse,
est moitié ta mère et moitié ta fille...
Il te firent industrie de paix et de rêve ;
ils créèrent des portes selon tes envies ;
ils tendirent un seuil à tes pieds...

Je ne sais si le fruit est meilleur que le pain
et le vin meilleur que le lait à ta table.
Tu décidas d'être "la terrestre",
et la Terre te sert de la main à la main,
avec épis et four, cep et pressoir.


Gabriela Mistral, extrait de "Message à Victoria Ocampo, en Argentine"
dans Essart (Tala,1938)
(trad. Irène Gayraud, éditions Unes, 2021)

21 août 2023

Un jardin comme un entre-deux

 























comme un tissu articulaire entre cité et océan, entre lande et

bâtiment, autour d'une maison, une jungle

tend

        un aimant à une jungle. Une allumette

frottée, une jointure taillée ; sers-t'en

                                                            bien. Qu'il règne

                                                            entre le guindé et l'enflammé, faille

dans l'émail qui nous permet de nous couler à nouveau dans une plaine.

Le jardin inscrit dans cette plaine un premier principe. Il arpente, précis,

et plane, cartilage entre route et maison,

écurie mentale pour roses de dressage

                                                        il plane

                                                                    dès lors qu'un jardin s'enracine

pour moitié dans l'idée, rendant la terre instable, une machine volante avec trois ailes,

puis cinq, puis partout dans le ciel, panoramas miniatures, le jardin,

d'un poing, s'ouvre en ponts.


Cole Swensen, "Le Nôtre”
(trad. Maïtreyi et N. Pesquès)
éd. Corti

7 juil. 2023

Au fond de grandes réserves de nuit


Au fond de grandes réserves de nuit
il y a des murs mous activés par des doigts agiles
secoués de tourbillons et de remous à bosses.

Sandrine CnuddeHabiter l'aube, éd. Tarabuste, 2016.


6 juil. 2023

Le jour je cuisine et nous mangeons























(...)
Le jour je cuisine et nous mangeons.
La nuit tu dors et ta main s'incurve sur ma tête,
s'incurve dans mes cheveux.
Les mains se courbent
comme des feuilles. Ma main s'ourle
depuis le feu vers le haut du tipi
et l'extérieur.
Ma main s'ourle et descend le long
de la gorge du canard carolin.
Dans l'ourlet de ma main je tiens le blé.

(...)

Annie Dillard, "Jours de fête", dans Billets pour un moulin à prières (1974)
éd. Héros-Limite, trad. B. Matthieussent, 2020.

26 juin 2023

Je ne fais que rendre une âme à la forêt en la peuplant de fictions désirantes


Je ne fais que rendre une âme à la forêt en la peuplant de fictions désirantes et qui se font charnelles. Le plus grand plaisir du voyage est de déceler — ou d'ourdir — les déchirures du réel, où la rêverie coule son lit. L'amour n'est pas une disjonction du pèlerinage. Par des synthèses éphémères et miraculeuses, je résous la contradiction entre le besoin de rêver et celui d'être là, sans pensée, au présent. Je place mes faunes tels des soldats de plomb sur la carte, aux points où le chemin croise des routes carrossables.

Émilien Rouvier, "Journal d'ascétisme"
vu par Clément Bataille
éditions du Chemin de Fer, 2023.

28 avr. 2023

Il y a dans ma prairie des coyotes bleus


 





















Il y a dans ma prairie des coyotes bleus qui s'éloignent

doucement de travers en marchant avec maladresse

la bassin tordu efflanqué comme de vieux assassins

maigres sur des pattes d'enfant puni

ou de jeunes frères

perdus.


    Je souris.


Frédéric Boyer, Dans ma prairie

POL 2014

18 avr. 2023

À marée basse l'eau est aspirée à l'intérieur du port






"À marée basse l'eau est aspirée à l'intérieur du port et il n'y a pas de lagon, seulement une étendue de sable gris sale criblée de mares sombres d'eau de mer où l'on peut trouver une petite pieuvre si on a de la chance, ou bien la vieille maison d'un crabe mouchetée d'orangé ou bien l'épave engloutie d'un bateau d'enfant. Il y a un pont qui traverse le lagon d'où l'on peut observer les petites mares et voir sa propre image mêlée d'eau de mer et de joncs et de bouts de nuage. Et la nuit parfois il y a une lune sous l'eau, trouble et secrète."

"Le lagon, et autres nouvelles", Janet Frame 
(trad. par Jean Anderson et Nadine Ribault) éd. des femmes Antoinette Fouque

 

24 févr. 2023

Que veux-tu dire

 
























PEUPLE

"Que veux-tu dire,
    Il n'y a pas de peuple ?
    N'y a-t-il pas un peuple Faucon ?
    N'y a-t-il pas un peuple Colombe ?
        Et Rat
        Et Silex
            Et tout le reste ?"
    — Jaime de Angulo


12 janv. 2023

On fit une véritable fête qui dura presque jusqu'à l'aube


 

On fit une véritable fête qui dura presque jusqu'à l'aube ; bruyants, grisés par l'alcool que le Basque, à l'étonnement général, distribua gratuitement, nous chantâmes et dansâmes dans la nuit étouffante à la lumière d'un grand brasier, dérisoires et minuscules, saisis dans le triple infini de la plaine, de la nuit et des étoiles. Nous étions l'effervescence du vivant, herbe, animaux, hommes, et ajoutions à l'étendue interminable de l'inanimé la légèreté colorée et tragi-comique du délire, qui nous faisait cohabiter en une multiplicité de mondes exclusifs et différents, forgés selon les lois de l'illusion, qui sont certainement plus solides que celles de la matière.

Juan José Saer, Les Nuages
éditions Le Tripode, 2020
(traduction Philippe Bataillon)