10 déc. 2020

ATTENDU QUE je me lasse
























Layli Long Soldier, "Attendu que" (trad. B. Machet) éd. I. Sauvage, 2020

ATTENDU QUE je me lasse. De mon effort de faire coïncider l'effort de la déclaration : "Attendu que les premières nations d'Amérique et les colons non indigènes s'engagèrent dans de nombreux conflits armés qui, des deux côtés malheureusement, ôtèrent la vie à des innocents, y compris celles de femmes et d'enfants." Je me lasse

de m'engager dans de nombreux conflits, me lasse de l'expression des deux cotés. Deux côtés en tant que femme et enfant à cet Attendu que. Deux côtés des paroles et des jeux de mots, penchée au-dessus des dictionnaires. Me lasse de comprendre fatiguée, affaiblie, exténuée, diminuée à cause du labeur. Marre. Le dictionnaire lakota affirme que fatigué c'est watúkha. Sous cette entrée j'ai trouvé le terme watúkhayA, qui signifie exténuer quelqu'un ou quelque chose, par exemple épuiser un cheval de ne pas savoir bien le monter. Suis-je watúkha ou est-ce que je watúkhayA ? J'appelle mon père pour lui demander


et faire un double contrôle de mes trouvailles. Comment dire "fatigué", il répond : "bluğo". Si tu veux dire "vraiment fatigué", c'est : "lila bluğo". C'est la façon familiale — la manière oglala — de dire fatigué, et qui sait mieux ce que fatigué veut dire sinon le peuple. Combien je peine


pour signifier ce qui est réel. Réellement, je mesure 1,77m. Réellement, je dors du côté droit du lit. Réellement, je me réveille après huit heures de sommeil et mes yeux pendent comme deux carrés couleur ardoise. Réellement, je suis bluğo. Réellement, je grimpe sur le dos des langues, les chevauche et les conduis jusqu'à l'épuisement — peut-être je tire les rênes quand je veux dire va. Peut-être que j'éperonne quand je veux descendre. Cela a-t-il une importance. Je suis lila bluğo. Je suis bloquée, je veux sortir. Être libérée de mon impulsion à faire remarquer : Attention, le cheval n'est pas une référence à mon héritage ; 


9 sept. 2020

Tout en mâchant la neige


 Tout en mâchant la neige

dire le printemps.

Ta silhouette, papa Langage,

nous protège.

Katia BOUCHOUEVA "Doucement (!)" 2020 coll. L'esquif /Publie poésie 

25 juin 2020

Réponse : Personne n'a jamais vu un poisson.




























Réponse : Personne n'a jamais vu un poisson
Les poissons sécrètent des composés hautement réflexifs
qui font de leur peau un miroir.
On pense que les flancs des poissons
sont couverts de paysages peints,
montagneux.

Annie Dillard, "Quelques questions et réponses à propos de l'histoire naturelle"
dans "Billets pour un moulin à prières", éditions Héros-Limite, 2020.

4 juin 2020

S'installer dans le lieu le plus propice


S'installer dans le lieu le plus
propice, le plus paradisiaque qui soit
pour écrire. Examiner ce qui parasite,
les pensées géantes, paralysantes,
jugements sur soi ou son travail de
personnes faisant autorité, etc. Ne
pas les décrire. Ne pas écrire pour
se venger ni les analyser. Noter au
contraire ce qui les suit, bifurque,
leur permet de glisser. Les utiliser
pour décrire le lieu.
Si rien ne se produit, si aucun malaise
préalable n'empêche d'écrire,
examiner en quoi la perfection du
lieu et du moment présent permet,
ou non, de le faire.

Et si rien ne vient, rester là et lire.

Anne Savelli, Des Oloés. Espaces élastiques où lire où écrire 
(éditions Publie.net 2020)

22 avr. 2020

Il y a trois ans, Daria m'a raconté l'effondrement























Il y a trois ans, Daria m'a raconté l'effondrement de
l'Union soviétique. Elle m'a dit Nastia un jour la lumière
s'est éteinte et les esprits sont revenus. Et nous sommes
repartis en forêt. Sur mon traîneau dans la nuit glacée, je
laisse ma pensée errer autour de la phrase. Chez moi la
lumière n'est pas éteinte et les esprits ont fui. J'ai tel-
lement envie d'éteindre la lumière. Moi aussi, cette nuit,
je repars en forêt.
Nastassja Martin, "Croire aux fauves", 2009, éd. Verticales

8 avr. 2020

Je marche, portant une robe jaune


















Je marche, portant une robe jaune,
une pochette blanche débordant de cigarettes,
assez de pilules, mon portefeuille, mes clefs,
et âgée de vingt-huit ans, ou serait-ce de quarante-cinq ?
Je marche. Je marche.
J'éclaire les noms des rues avec des allumettes
car il fait noir,
aussi noir que le cuir des morts
et j'ai perdu ma Ford verte,
ma maison en banlieue,
deux jeunes enfants
aspirés comme du pollen par l'abeille en moi
et un mari
qui s'est frotté les yeux
pour ne pas voir mes tripes
et je marche et je regarde
et ceci n'est pas un rêve
juste ma vie huileuse
où les gens sont des alibis
et la rue éternellement
introuvable.
Anne Sexton, "Miséricorde"
(traduite par Sabine Huynh), revue MUSCLE fév. 2020.

20 févr. 2020

Quel hommage sera rendu à la beauté bâtie pour durer







































Quel hommage sera rendu à la beauté bâtie pour durer
du dedans au dehors, exécutant les plans de résistance et de grâce
dessinés dans l'enfance, chez cette petite fille, au visage rond, les points serrés, déjà habituée au deuil
sur le cliché froissé que tu m'as donné ?    Quel hommage sera rendu à une beauté
qui insiste pour parler vrai, qui sait que les deux ne sont pas toujours la même chose
beauté qui ne se refusera pas, est elle-même un œil, et ne se laissera pas tranquillement contempler ?
Ces longs nuages bas sous lesquels nous roulions il y a un mois à New Mexico, nuages à portée de main,
étaient magnifiques et nous en parlions mais je ne parlais pas alors
de ta beauté au volant à mes côtés, tête sombre, résolue, yeux buvant les espaces
de l'horizon indien, cramoisi, indigo, de la présence indienne
le regard de ton esprit informant ton corps, impatient de remarquer ce qui est possible, impatient
        de remarquer
ce qui est perdu, délibérément détruit, ne peut jamais en aucune manière être rendu,
tu t'arc-boutais contre toutes les icônes, simulations, lettres mortes
tes mains de femme tournant le volant ou travaillant avec des sécateurs, des clés dynamométriques, des 
        couteaux, du porc salé,        des oignons, de l'encre et du feu
tes mains sensibles, tes mains de chêne et de soie, de jus de mûre et de tambours
— je parle d'elles maintenant.

                                                                                                                    Pour M.

Adrienne Rich, "Un atlas du monde difficile" dans "Paroles d'un monde difficile
Poèmes 1988-2004", éditions La Rumeur libre.Adr

30 janv. 2020

C'était marcher qu'il voulait


















C'était marcher qu'il voulait        avancer sur les
chemins        dans le vent clair d'été et eût-ce été
l'hiver qu'il eût fait de même        marcher sans plus
s'arrêter et parfois la pluie venait avec le vent        il
marchait dans la pluie dans le vent tiède        le vent
par grandes douces bourrasques
Du doigt ils montraient l'horizon        la forêt et plus
haut les landes        ajoncs et bruyères et les mares par
centaines        ils montraient les plaines et les villes
derrière les plaines
expliquaient ce qu'il y avait de chemin
ce qu'il y avait d'horizons        herbe et collines
et disaient par où il fallait passer        le grand chêne
aux quatre-chemins        ou juste avant les friches la
haie d'aubépines et le sentier des étangs et tout au (...)

Michèle Desbordes, Dans le temps qu'il marchait
(éd. Laurence Teper, 2004)