Vladimir Maiakovski
4 mars 2015
"Du ciel, tombent des filaments étincelants, blancs à s'en abîmer les yeux. Je mets mes lunettes de soleil. Ils sont si nombreux qu'on dirait une part du ciel, ils ne tombent pas, ils dérivent. Je me souviens des filandres de mon enfance, que ma mère appelait les fils de la vierge, ces fils immaculés et longs qui volaient dans les beaux jours d'automne, transportant de minuscules araignées migrantes. Les voyageuses comptaient sur les courants d'air pour les emporter un peu plus loin, avant d'abandonner les fils derrières elles, emmêlés aux haies, aux herbes, aux fleurs, aux broussailles, mais elles n'allaient jamais jusqu'en ville. Est-ce moi, en descendant, qui les ai déplacées jusque-là, est-ce nous, habitants des amonts, qui les emmenons dans nos sillages quand nous descendons nos cours, quand nous rejoignons les plats. Je m'imagine arriver ici suivie d'une traîne collante et brillante, échevelée par le vent de la vitesse automobile, j'essaie de me représenter toutes ces queues de comètes arachnéennes accrochées à nos petites Panda, dispersées dans l'air au moindre coup de frein. Mais sérieusement, d'où viennent tous ces fils d'araignée. Ce n'est même pas l'automne."
Emmanuelle Pagano, "Ligne & Fils, Trilogie des rives I"
24 févr. 2015
16 févr. 2015
"vous m'avez
dit une fois:
“Si seulement
je pouvais m'alléger
de certaines obligations,
alors, le temps ouvrirait
une clairière devant moi,
une minuscule clairière
hérissée de montagnes
minuscules, faites de
craie baignée dans
un nuage d'encre,
et les parois que je
ne ferais que deviner
par frôlements, en me
blessant, finiraient par
me faire admettre
l'évidence de la
rencontre.” Si,
vous me l'avez dit.
Il vous a suffi d'un
seul regard pour
dire ce que je
mets dix-sept vers
pour faire advenir,
et encore
maladroitement,
pour en faire
advenir
le sens."
Matthieu Gosztola "Lettres-poèmes"
5 févr. 2015
27 janv. 2015
19 janv. 2015
5 janv. 2015
6 déc. 2014
"IL, EST UN BEAU MOT QUI VEUT DIRE RENDEZ-VOUS. Et l'on s'amuse à lui trouver quotidiennement un corps. Il, viendra. Je colle sur mon âme un morceau de gaze coupé par ma grand-mère. J'écris fortement le mot buée, puis retourne m'asseoir devant la porte en espérant qu'elle s'ouvre ou se déchire en deux. Il pleut. Dans un coin de la cuisine reste un verre d'eau liquide : un passage pour l'émotion. Chaque mot convie à un engagement — la rose aussi. Il y eut ce trou que Vous aviez creusé un dimanche, l'enveloppe charnelle des heures ramenées au centre. Aux fenêtres de l'école on peut voir désormais les dessins s'accrocher à l'envers. La beauté de l'amour, sans la langue qui va avec."
Dorothée VOLUT, "à la surface"
(VOIX 12, la Cavalerie, le 21 avril 2006)
1 déc. 2014
25 nov. 2014
"Jonas bas à l'horizon et je suis un enfant, je me baisse
pour ramasser quelque chose, une fraise des bois, un baiser
peut-être sur ton front (petite mère en miettes, herbe rare ou rose
regard entre les pierres du songe, et de larmes, de paupières
lourdes, violettes à l'horizon, plus aucune trace...), et vois,
semblable à une lampe (de jour en jour plus faible) ou très jeune
fille en robe rouge (feuilles et sourires), la course folle,
belle course de mon coeur à travers les buissons, les années..."
Laurent Cennamo, "Jonas" dans "Les Rideaux Orange"
18 nov. 2014
29 oct. 2014
21 oct. 2014
9 oct. 2014
30 sept. 2014
"L'aspect le plus positif d'un voyage, c'est que face au décor d'un paysage nouveau il est difficile de se laisser engloutir par le passé. Il y a tant de questions à moitié idiotes dont on n'a pas le temps de chercher la moindre réponse. Où donc commence ce fleuve que je suis en train de traverser ? Qu'y a-t-il au bout de ce magnifique canyon ? Quand cette église a-t-elle été construite ? Comment les gens d'ici gagnent-ils leur vie ? Ce chien qui traverse un champ en friche porte bien un nom ? Pourquoi la serveuse de ce café semble-t-elle si heureuse ?"
Jim Harrison, "Retour en terre"
18 sept. 2014
"Il n'y a pas tellement de vérités dont le coeur soit assuré. Et je savais bien l'évidence de celle-ci, certain soir où l'ombre commençait à noyer les vignes et les oliviers de la campagne de Florence d'une grande tristesse muette. Mais la tristesse dans ce pays n'est jamais qu'un commentaire de la beauté. Et dans le train qui filait à travers le soir, je sentais quelque chose se dénouer en moi. Puis-je douter aujourd'hui qu'avec le visage de la tristesse, cela s'appelait cependant du bonheur ?"
Albert Camus, "Le Désert" dans "Noces"
3 sept. 2014
"il y avait la beauté des minutes qui sont les bijoux au rabais du bazar de la cruauté le soleil des minutes et leur joli museau de loup que la faim fait sortir du bois la croix-rouge des minutes qui sont les murènes en marche vers les viviers et les saisons et les fragilités immenses de la mer qui est un oiseau fou cloué feu sur la porte des terres cochères"
Aimé Césaire, "Les armes miraculeuses"
1 août 2014
Une Ford couverte de poussière, surchargée de malles, arrêtée sur le bord de la route, « il faudra prendre de l'essence au prochain B. P. », — sur les montagnes, les campanules des lièvres, sur les plateaux, les primevères du soir.
Michel Butor,
"Mobile, étude pour une représentation des Etats-Unis"
18 juil. 2014
se tenir
entre reconnaître
à la source la radicale étrangeté
de l'autre tous ces autres sans qui
nos visages forêt sans lumière
impossibles à voir
oser l'ombre debout de l'ignorance
se tenir
entre laisser
aux informes le cirque mensonger
de l'abrasement universel et lui
préférer les appartenances plurielles
et jubilatoires
guetter le sens à la racine du geste
se tenir
entre donner
aux enfants du ciel des bras
armés de la même innocence et quand
la nuit viendra danser sur nos épissures
prendre le risque de l'espérance.
Anne Bihan, "Ton ventre est l'océan"
29 juin 2014
24 juin 2014
6 juin 2014
Puis, dans l'ombre qui
épaissit : — (avec lui, quelques
femmes avec gosses sur les genoux,
Après-midi-soleil, brise, bourdonnement
d'insectes, grondement de voitures sur
la grand-route) — Très loin dans
le bleu intense un avion de ligne
en direction de Richmond —
puis le diamant jaune du
panneau Stop, à l'arrière,
l'ombre d'un piquet de bois
qui le coupe en deux — Un
bosquet d'arbustes bougeant
légèrement & puis le maïs du Copain
Tom, maïs géant, frissonnant, bavard,
hanté, gesticulant, des chiens le traversent
en courant, les herbes pullulent,
les arbres débordent au-delà —
Puis ses perches délavées,
cage à poule, portes,
gonds, fils de fer emmêlés —
herbes — fleurs sauvages rouges —
un grand pin majestueux
avec les boules noires de
ses cônes se détachant sur
le bleu vif — sous lui
un saule pleureur excité
ondulant comme le chant
d'un Zéphyr — 2 voitures
sont garées dessous, une Cadillac
bleue "queue-de-poisson" — celle de Tom —
une grande fleur rouge raide —
des gens en visite, bavardant —
des enfants — Lilian en
short (grande, grosse) fourre
un carton dans le tonneau
rouillé — La base du
pin délavée — La cabane de
jardin du Copain Tom, juste un coup d'œil
à l'intérieur — râteau appuyé
sur la paroi — Le mur de la forêt au-delà.
Ils sont assis, de l'or
dans les cheveux —
Jack Kerouac, "Livre des esquisses"
(trad. Lucien Suel)
26 mai 2014
"Suivre comme du doigt la ligne de brume nette
et indécise, tranchante cependant, résiduelle
(la mieux marquer, comblant les vides), qui, si
peu que ce soit, se meut et, sans la blesser,
mord à mi-flanc la montagne.
Lentement s'effiloche, en route vers sa disparition."
"Brumes", Pierre Chappuis
La Rivière Echappée, coll. Babel Heureuse
18 mai 2014
"Après avoir loué une maison près de la porte de Dongzhi, j'ai aménagé ma bibliothèque dans une petite pièce à droite de la principale et, au-dessus de la porte, j'ai écrit ce nom, emprunté à Xu Wei : Cellule de l'Onde de la Littérature.
Quelqu'un m'a dit : "Votre région natale n'est qu'un vaste paysage d'eau. Mais ici, à la capitale, le bruit et la poussière montent jusqu'au ciel et obscurcissent l'éclat du soleil. Il n'y a pas une goutte d'eau, pas plus dans cette pièce qu'ailleurs ; comment s'imaginer y voir une onde ?"
Ermite de ce lieu, je répondis en souriant : "Il ne s'agit pas de la réalité de l'eau. Mais rien, sous le ciel, n'est plus proche de la littérature que l'eau. Elle part soudain tout droit, ou soudain change de cours. Elle couvre et découvre le ciel ; en un instant, une sombre nuée s'étend à l'infini. Ténue, c'est un voile de soie ; en tourbillon, c'est l'œil d'un tigre ; en cascade, c'est un rayon céleste ; dressée, c'est un mont de jade ; déployée, c'est un dragon ; éparpillée, c'est la brume ; inspirée, c'est le vent ; irritée, c'est le tonnerre. Rapide ou lente, nonchalante ou brusque, elle jaillit sous dix mille formes. Voilà pourquoi ce qu'il y a de plus prodigieux, de plus changeant sous le ciel, c'est l'eau. Né dans une région aquatique, j'ai été habitué à l'eau dès l'enfance, je me crois toujours près de l'eau. J'ai traversé le Dongting, passé le Huaihai, franchi le Taihu ; mon bateau est allée au Yantan ; j'ai exploré les merveilles du Wuxie, parcouru les plus beaux sites des fleuves et des lacs, épuisé toutes leurs métamorphoses. Et désormais, je pense qu'il n'est pas, sous le ciel, d'eau qui ne soit littérature."
Yuan Hongdao,
(1568-1610)
dans "Paysages chinois en prose"
8 mai 2014
"Ecrire à partir de là où le corps est en extrême
proximité de soi quand on n'écrit pas.
Corps qui enfle et désenfle selon séquences de
travail, respiration qui traverse ventre cou dos puis se
jette dehors
corps qui allonge ses terminaisons jusqu'au noir qu'il
touche
pas le mettre à regarder
ni à écouter
le renoncer
le déplacer sous atmosphère de vide jusqu'aux épaisseurs
et profondeurs de frondaisons/extractions d'un
statut réel qu'on conduira en force
avec délicatesse
vers les-mots-qui font présence qui font sens et qui
font sons annonçant ne pas connaître plutôt que
connaître."
Dominique Dussidour "petits récits d'écrire et de penser"
(éd. Publie Papier)
14 avr. 2014
24 mars 2014
17 mars 2014
"un chien-loup, noir de jais, me suivit longuement de son regard jaune et fixe. Quand j'entendis le bruissement de quelques feuilles qui tombaient derrière moi, d'emblée je me suis dit, ça, c'est le chien, bien qu'il fût attaché à une chaîne. Tout au long de la journée, la solitude la plus parfaite. Un vent clair fait chuchoter la cime des arbres. Quelle saison ! Elle n'a plus rien de terrestre. De grands sauriens volants expulsent, sans bruits, des traînées de condensation au-dessus de moi, plein ouest. Ils volent vers Paris, et mes pensées s'envolent avec eux. Il y a tant de chiens. En voiture, cela nous échappe, comme les odeurs de foin, et les arbres gémissants. Les troncs d'arbres écorcés suintent. A nouveau, longuement, mon ombre se tapit devant moi. En fuite, une nuit, Bruno a pénétré dans une station de télésièges abandonnée. Ce devait être en novembre. Il branche l'électricité en abaissant la manette. Toute la nuit, le télésiège marche, sans raison, et tout le circuit est illuminé. Au matin, la police arrête Bruno. C'est comme ça que devrait finir l'histoire."
Werner Herzog, "Sur le chemin des glaces"
4 mars 2014
Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer Balbec, l'idée que j'étais sur la pointe extrême de la terre, je m'efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d'y chercher des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards sur notre table que les jours où y était servi quelque vaste poisson, monstre marin qui, au contraire des couteaux et des fourchettes, était contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer dans l'Océan, au temps des Cimmériens, et duquel le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer."
Marcel Proust
"A l'ombre des jeunes filles en fleur"
3 févr. 2014
"Ce qu'il prend pour motif n'a pas de nom : c'est un rapport instable du vert et du bleu, c'est l'extérieur, c'est l'air qui passe entre les choses, c'est l'instant qui sépare deux positions d'une petite vague. C'est ici, maintenant, un bord, sa vie."
Marianne Alphant "Monet, une vie dans le paysage"
21 janv. 2014
Nous ne sommes pas séparés de la terre
Par la construction d’un tombeau
Ni par un chant de pierres d’églises, ni par voie de contemplation
Mais perdus, tout entiers perdus dans le grand paysage
Avec ses arbres, ses champs et cette incompréhensible lumière
Sur le bord de la route où l’ombre est rare et l’amour incertain
Nous ne sommes pas séparés de la vie
Au milieu des buissons et des choses communes.
HENRY BAUCHAU : « Nous ne sommes pas séparés »
13 janv. 2014
“Et puis (alors que je traversais Russel Square hier soir) voilà que je vois des montagnes dans le ciel, de grands nuages, et la même lune qui s’est levée sur la Perse. J’éprouve la notion vague et stupéfiante de quelque chose qui est là, qui est “ça”. Ce n’est pas exactement la beauté que je veux dire. C’est simplement que la chose en soi se suffit. Qu’elle est satisfaisante, achevée. Il y a aussi cette étrange impression d’être là, de marcher sur cette terre, et l’infinie étrangeté de la condition humaine, moi trottant le long de Russel Square avec la lune là-haut, et ces montagnes de nuages. Qui suis-je, que suis-je ? et ainsi de suite. Ces questions flottent sans cesse autour de moi et puis je me cogne à quelque fait précis, une lettre, une personne, et je les retrouve dans toute leur fraîcheur et leur nouveauté.”
Virginia Woolf, "Journal"
L'homme
accoudé
à la solitude comme
à une barrière, recueillait dans
la profondeur de son ouïe la
naissance des voies nocturnes.
Il entendait les distances,
innombrablement peuplées,
s'émouvoir peu à peu ; elles
semblaient converger vers
son cœur et s'y attacher ;
chaque éveil le long du fil
invisible s'y venait répercuter
et en rythmait les battements.
Et des lointains du ciel,
de chaque astre, par le lait
de la nuit voguait une anxiété
voluptueuse vers son attente.
Jacques Rivière, "Introduction à une métaphysique du rêve"
26 nov. 2013
14 nov. 2013
"Je n'avais sûrement pas envie de regarder la mer.
Mais aperçue fugitivement, et comme malgré moi,
je l'ai vue divisée. Echevelée, frissonnante au nord,
le vent l'éparpille. A l'est, rassurante et légère, elle
mène à la côte là-bas. Lente au sud, mystérieuse,
profonde. C'est au sud que nous prenons les plus
beaux poissons. Mais c'est l'ouest que j'aime. La mer
à l'ouest, c'est l'océan. J'aurais dû penser à ce mot plus tôt ? "
Jean-Pierre Abraham, "Armen"
7 nov. 2013
"L'homme se retourna vers la rive qu'ils venaient de quitter. Elle était à son tour recouverte par la nuit et les eaux, immense et farouche comme le continent d'arbres qui s'étendait au-delà sur des milliers de kilomètres. Entre l'océan tout proche et cette mer végétale, la poignée d'hommes qui dérivait à cette heure sur un fleuve sauvage semblait maintenant perdue. Quand le radeaux heurta le nouvel embarcadère, ce fut comme si, toutes amarres rompues, ils abordaient une île dans les ténèbres, après des jours de navigation effrayée."
Albert Camus, "la pierre qui pousse"
29 oct. 2013
"revenue donc à l'horizontale du soir au matin
un astre coulé dans l'eau salée scrute les fracas
rien de plus guère moins logé à l'enseigne des nuages
plongeon moyen migrateur hivernal nicheur de falaises
orange homard cormoran bec neuf
sourire au déclin port dans l'air
corbeau sombre au pain sec
inondation intime de solitude
la terre devient nuage apparemment je ne fais rien
et ne suis d'aucun secours en matière d'exemple à suivre"
Marie Borel, "Loin"
14 oct. 2013
"Là, Là-bas, de l'autre côté d'une rue plus large que
bien des pays, quelque chose décolle et encombre
le ciel comme les espaces intermédiaires de mon
esprit ; là-bas, où les trains restent à quai...
Insensible au mouvement alentour, je note qu'on est
prisonniers de l'amour et de la haine, regarde, l'herbe
se courbe sous le vent, l'orage a détruit les villages, et
qu'est-ce que j'allais dire, on fait la queue..."
Etel Adnan "Là-Bas"
trad. Marie Borel & Françoise Valéry
éditions de l'Attente
23 sept. 2013
"Je pourrais trouver un terrain d’entente avec moi-même, je pourrais continuer à être heurts et bouts de matières entamées, je pourrais accepter d’être ce que je suis vaillamment sans nécessairement faire de bruit, inondant des plaines morbides, chassant des oiseaux de toutes races sans noircir les plumes, je pourrais continuer à transporter mon nom de carrière en carrière, usant ma peau, pleurant mes pieds de temps en temps, je pourrais continuer à dévoyer le sens des morceaux sans me confondre avec eux, mais si j’allume un feu maintenant, ce sera trop tôt et les autres ignoreront à quelle fin je le fais."
Dorothée Volut, Alphabet
Erci Pesty éditeur, 2008
5 sept. 2013
28 août 2013
"Dans les clairières on contemplait le ciel blanc, rêveur et paresseux qu’on avait l’impression de voir plonger et d’entendre jubiler comme des oiseaux jubilent, des petits oiseaux qu’on ne voyait jamais et qui s’intégraient naturellement à la nature. Des souvenirs revenaient et on ne voulait pas les analyser et les interpréter, on n’en était pas capable, cela faisait doucement mal, mais on était trop paresseux pour ressentir entièrement une douleur. On allait comme ça et puis on s’arrêtait à nouveau et puis on se tournait de tous les côtés, regardait au loin, vers le haut, au-delà, vers le bas, par-dessus et vers le sol, et puis on se sentait touché par l’immense langueur de cette floraison. Le bourdonnement dans la forêt n’était pas le bourdonnement dans la clairière plus nue, c’était différent et exigeait qu’on se place autrement pour de nouvelles rêveries. Il fallait toujours lutter avec cela, faire front, refuser en silence, réfléchir et hésiter. Car tout était hésitation, effort et sentiment de faiblesse. Mais c’était charmant comme ça, juste charmant, un peu pesant, et puis à nouveau un peu chiche, puis hypocrite, puis rusé, puis plus rien, puis complètement idiot ; finalement c’était très difficile de trouver encore quelque chose joli, on ne voulait pas s’y sentir obligé, on restait assis, on allait, on flânait, on errait, on marchait et on s’attardait comme ça, on était devenu un morceau de printemps."
Robert Walser "Les enfants Tanner", 1907
20 août 2013
"Tout va bien avec les tempêtes. Presque un soulagement. J’écoute. La corne de brume propulse ses ondulations dans le ventre. Les faisceaux du phare tournent avec régularité. De l’homme au soleil, il n’y a qu'un pas. Le doigt sur l’interrupteur, la cage d’escalier ressemble à un jeu de dominos orangé. Mon corps est l’endroit où le voyage recommence. Broyée par les vents, j’attrape la bouteille de plastique sur la table de cuisine, défais le vélo des toiles d’araignée du hangar. Le phare enfonce ses rayons dans un voile de lande. Cassure végétale des manteaux sous la tourbe."
Laure Morali, "Comment va le monde avec toi "
27 juil. 2013
"Je ne connaissais personne dans la ville. Avec inquiétude, je jetai le grappin dans ma poche pour la sonder, et n'en tirai que quelques pièces d'argent. "Donc, où que tu ailles, Ismaël, me dis-je à part moi, arrêté au milieu d'une rue solitaire, mon sac sur l'épaule, et, comparant l'obscurité côté nord aux ténèbres côté sud, où que dans ta sagesse tu décides de loger pour cette nuit, mon cher Ismaël, ne manque pas de t'informer des prix et ne sois pas trop difficile."
Herman Melville, "Moby Dick"'
21 juil. 2013
"Dans ce livre on trouve au travail un être “souterrain”,
de ceux qui forent, qui sapent, qui minent. On le voit,
à condition d'avoir des yeux pour un tel travail des pro-
fondeurs, — on le voit progresser lentement, prudemment,
avec une douceur inflexible, sans trahir à l'excès la détresse
qui accompagne toute privation prolongée de lumière et
d'air; on pourrait même le dire satisfait d'accomplir ce
sombre travail. Ne semble t-il pas qu'une sorte de foi
le conduise, de consolation le dédommage ? Que, peut-être,
il désire connaître de longues ténèbres qui ne soient qu'à
lui, son élément incompréhensible, secret, énigmatique,
parce qu'il sait ce qu'il obtiendra en échange : son propre
matin, sa propre rédemption, sa propre Aurore ?..."
Friedrich Nietzsche, "Aurore"
12 juil. 2013
2 juil. 2013
De l'avion les champs récemment moissonnés ou déchaumés où les passages des tracteurs ont laissé des rayures parallèles comme si quelque gigantesque peigne s'était appliqué à les tracer arrondissant les angles enchâssant parfois quelque roche ou quelque bosquet jade comme ces jardins sacrés au Japon où le sable est rituellement ratissé mer figée fauve aux vagues parallèles et immobiles autour de pierres laissées tombées ici et là par un dieu raffiné
d'autres à peine assez grands pour quelques arbres trois pins un bouleau
"Archipel", Claude Simon
18 juin 2013
"Je dis tout simplement qu'un radeau n'est pas une barricade et qu'il faut de tout pour qu'un monde se refasse. Un radeau, vous savez comment c'est fait : il y a des troncs de bois reliés entre eux de manière assez lâche, si bien que lorsque s'abattent les montagnes d'eau, l'eau passe à travers les troncs écartés. Notre liberté relative vient de cette structure rudimentaire dont je pense que ceux qui l'ont conçue — je veux parler du radeau — ont fait du mieux qu'ils ont pu, alors qu'ils n'étaient pas en mesure de construire une embarcation. Quand les questions s'abattent, nous ne serrons pas les rangs — nous ne joignons pas les troncs — pour constituer une plate-forme concertée. Bien au contraire. Nous ne maintenons du projet que ce qui du projet nous relie. Vous voyez par là l'importance primordiale des liens et du mode d'attache, et de la distance même que les troncs peuvent prendre entre eux. Il faut que le lien soit suffisamment lâche et qu'il ne lâche pas.
Fernand Deligny, "Le Croire et le Craindre"
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