31 déc. 2019

Les deux petites filles marchent au soleil






































les deux petites filles marchent au soleil
l'une coiffée d'un large chapeau de paille
qui lui mange la moitié du visage
l'autre d'un bob clair
elles portant des bâtons
de quelle manière elles disparaissent
devenant introuvables
par le feu
par la mort de l'amour
par fonte
(elles fondent)
les arbres poussent tout autour
et les épines denses
(les tiges grotesques les feuilles multipliées)
quelqu'un dort peut-être
vous en avez mis du temps pour venir

Sereine Berlottier "Habiter - traces & trajets"
(avec des peintures de Jeremy Liron)
éd. Les Inaperçus, 2019.

10 déc. 2019

Plus aucune certitude
























En avant

Plus aucune certitude
qui ne se brise.

Étrangères
se croisent les épées de pluie.
Quelque chose
depuis d'infinies distances
vers d'autres infinies distances
se dirige.

En avant
un dernier pari
me pousse.

Fabrizia Ramondino, traduite par Emanuela Schiano di Pepe
"Retours", éd. L'esquif/poésie chez Publie.net.

22 oct. 2019

À allure régulière, tu franchis le bayou du Chien
























À allure régulière, tu franchis le bayou du Chien, le lac Chien le lac Billot, le bayou des Amoureux, le bayou Négresse, la Bay Castagnier, la Bay de l'Ourse, le Grand Bayou, le lac Fidelite, la Raccourci Bay, le lac Barre, la Terre Bonne Bay, le bayou Netouche Pas, la Bay Touch Me Not, la Timbalier Bay, la Bay Couteau, le bayou Sauveur, le bayou Little Caillou, le lac Decade, les bayous Black, Blue et Tigre, le lac Long, la Bay Courante, le Pass des Ilettes, le bayou Chevreau, le Grand Bayou Fort Blanc, la Bay Plate, le lac Penchant, le bayou St-Denis...
Ce sont des noms, des lieux que tu donnes sur tous les tons possibles et à toutes les hauteurs. Des flux imprévus. Tu les creuses, tu les ronges. Ça y est, tu es dedans.

Oui, tu es comme le ragondin, ces terres, "tu les creuses, tu les ronges". Et moi avec, et la mémoire des humains aussi.

Matthieu Duperrex "Voyages en sol incertain — enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi",
(avec des encres de Frédéric Malenfer) Wildproject éd. 2019.

24 juin 2019

Il a été aperçu traversant de nombreux détroits autour du monde



























Il a été aperçu traversant de nombreux détroits autour du monde

Il a été aperçu au large de Banks de Bass de Cook de Dease de Fram de Kii de Peel de Ross d"Anian de Bali de Barrow de Belcher de Belle-Isle de Bungo de Béring de Blackett du Bosphore de Cabot de Cans de Chatham de Clarence de Cockburn de Colville de Corée de Dampier de Davis de Dixon de Drake d''Evans de Fisher de Foveaux de Formose de Franklin de Gaspar de Gerlache de Floride d'Hainan d'Hassel d'Hauge d'Hjörung d'Homfray d'Hôyo d'Hudson d'Hécate d'Iougor de Johor de Kara de Kalmar de Kanmon de Kitan de kassos de Kertch de Kwangting des Laptev de Lembeh de Litke de Lombok de Luçon de Melville de Menai de Messine de Muhu de Nansen de Nares de Nelson de Palk de Parry de Peary de Pénang de Rassay de Quiongzhou de Rae de Sicile de Wilkins de Tablas de Tanon de Tiran de Sandro de Sumba de Smith d'Ormuz d'Osumi de Torrès de Vries de Vitiaz de Wilkins d'Aggattu d'Akashi de Baltiisk de Balalbac de Berhala de Bonifacio de Bougainville de Bransfield de Byam Martin de Chelikhov de Cozumei de Diligent de Dofuchi de Femarn Belt du Géographe de George VI de Georgia de Géorgie d'Hinlopen (...)

Anne-James Chaton, L'Affaire La Pérouse
éditions POL, 2019

23 mai 2019

Quand j'ai eu la sensation que ma nuque posée sur le dossier de la baignoire flottait


Quand j'ai eu la sensation que ma nuque posée sur le dossier de la baignoire flottait sur un polochon de coton chaud, que mon corps suivait son balancement comme la traîne d'un cerf-violant stationnaire, j'ai ouvert les yeux et j'ai vu tout ce noir, tous ces trous lumineux. Puis la boule d'or et d'argent dont la surface était plongée dans l'ombre pour un tiers. La lune. La lune gibbeuse. Grêlée de petite vérole, menteuse comme un arracheur de dents, inondée de soleil, incongrue. Énorme alors qu'elle n'était pas pleine et que la sommité d'un pin aurait suffit à la camoufler. Haute, brillante, un phare dans une mer silencieuse, clapotante. Ma barque était pleine, elle suivait le courant.

Céline Minard
"Le Grand Jeu", 2016, éd. Rivages.

26 avr. 2019

Mais il y avait une fille, avec une guirlande d'algues autour des épaules
























Mais il y avait une fille, avec une guirlande d'algues autour des épaules, qui avait l'air d'en savoir long sur Ecoldar et qui disait : "Il faut tout prendre. La pratique, ça ne va pas sans la théorie." Elle nous conseillait d'être critique, de discuter, mais de ne pas rejeter. Elle disait, l'art ça ne peut pas être bête, ça ne peut pas être simplement faire. Klee, Malevitch, Kandinsky, si c'est fort, c'est parce qu'ils sont capables de décomposer et de recomposer, c'st parce qu'ils sentaient la complexité des choses. Pour pouvoir transformer ce qu'on éprouve en problèmes de couleurs, de surfaces, de lignes, de dedans et de dehors, il faut avoir prise sur son inquiétude. "Vous ne croyez quand même pas qu'ils ont passé leur vie à faire tous ces tableaux juste pour le plaisir ?"

Christine Lapostolle, "Ecoldar”, éditions MF 2018

28 mars 2019

Au début, presque tout le vocabulaire paysager s'efforçait de faire du monde entier votre maison




























































Au début, presque tout le vocabulaire paysage s'efforçait de faire du monde entier votre maison. Le Nôtre en particulier voyait dans sa marche un corridor, et donc entrait dans une clairière appelée "Le Hall du festival" ou "Le théâtre d'eau" ou "Le couloir aux miroirs", force fut d'admettre que seul nommer pouvait produire le manège de ces vastes étendues,
des anneaux du hasard
gardés dans des atomes
gardés dans des jarres aux rebords des fenêtres
                                                                        qui avaient aussi des noms commençant par
Mon autre maison est plus grande.


Cole Swensen, Le nôtre
(trad. Maïtreyi et Nicolas Pesquès)
Éd. Corti, coll. « Série américaine »

8 mars 2019

En descendant vers Sant'Alessio, je crie

























En descendant vers Sant'Alessio, je crie, comme doit crier le poisson qu'on rejette à l'eau après lui avoir accroché le bec avec un hameçon, le lièvre qu'on libère après l'avoir pris au piège ou encore la guêpe, comme celle de Scopello, qui était rentrée dans ma chambre et que j'ai dû aider à repartir par la fenêtre qu'elle ne trouvait pas. Une partie de notre instinct, de notre énergie vitale consiste, sans que nous nous en rendions compte, à échapper aux pièges. Un vieux reste de Néandertal, une trace de notre vie primitive, cet instinct-là, dont nous avons plus que jamais besoin tant sont raffinés les pièges d'aujourd'hui et subtiles leurs séductions.
Hourrah, criais-je sur la route ! Hourrah et viva la libertà ! Et les cris durent jusqu'au moment où je vois la mer.

Mais il y a la mer
Et les hirondelles et les nuages
Oui il y a la mer
Comment peux-tu être dans l'angoisse ?*

Le feu de la révolte s'apaise au contact de l'eau ! Je prends la direction d'Agrigente. Le piège derrière moi se referme sur du vide.


Édith de la Héronnière
"Du volcan au chaos. Journal sicilien"(2002)
éd. Nous 2017
(*Folke Wirén, Paysage d'une vie, Actes Sud, 1982.)

28 déc. 2018

Le Cerisaie est l'histoire d'une grande maison






































La Cerisaie est l'histoire d'une grande maison que personne ne parvient vraiment à quitter.

Appartement-atelier 18, de petites pousses vertes sortent de terre dans des barquettes et de grandes terrines perforées, posées sur une table qui les maintient à température constante, grâce à un fin réseau de résistances.

Appartement I, une femme voit de son balcon jouer dans la cour ses enfants qui sont la prunelle de ses yeux.

Célia Houdart, Villa Crimée
P.O.L., 2018

13 nov. 2018

Ainsi se pressaient à ma vue quantité de mouvements



Ainsi se pressaient à ma vue quantité de mouvements dont j'étais plein, dont j'étais débordant et depuis des années. Dans mes rêveries d'enfant, jamais, si je me souviens bien, je ne fus prince et pas souvent conquérant, mais j'étais extraordinaire en mouvements. Un véritable prodige en mouvements. Protée par les mouvements. Des mouvements dont, en fait, on ne voyait pas trace en mon attitude et dont on n'aurait pu avoir le soupçon, sauf par un certain air d'absence et de savoir m'abstraire.
Les animaux et moi avions affaire ensemble. Mes mouvements je les échangeais, en esprit, contre les leurs, avec lesquels, libéré de la limitation du bipède, je me répandais au-dehors... Je m'en grisais, surtout des plus sauvages (...)

Henri Michaux, "Dessiner l'écoulement du temps"
dans "Passages" (1937-1963)

4 sept. 2018

Il est vraiment possible que ce soit tout ce qui est























Il est vraiment possible que ce soit tout ce qui est.
Et je ne me plains pas. Un chèque dans le courrier nous permettra de tenir jusqu'au mois prochain. Je lis dans les journaux que je nous situe parmi les "classes inférieures" ! Étonnant ! J'attends que la jument Rachel mette bas. Et de neuf. Occupe-toi de nous. Dix, en comptant mon gros bide. Mais mon sort d'artiste banal me confère une grâce étrange. Une tradition unique qui tond les têtes de tant de siècles. Ces deux poivrots, il y a un millénaire, au sommet d'une montagne chinoise — riant à cause de la beauté du moment. En paix malgré leur cerveau embrumé. Le chien, légèrement crétin, franchit la porte ventre à terre sans aucune nouvelle à annoncer. Il a une grande confiance en moi. Je ne m'accroche à rien aujourd'hui, certain et confiant que l'air même qui sépare nos corps, la lumière de ce que nous sommes, doit suffire.

Jim Harrison, "Lettres à Essenine"

6 août 2018

Toi, petit bouseux aux doigts bouffis






































Toi, petit bouseux aux
doigts bouffis, tu
reposes sous la tente
avec le cerf, l'infusion
bout dans la bassine,
les pieds bientôt
prendraient feu,
une langue qui n'existe
pas
attend
    au fond du bol
    que je boive
j'ai bu.
Et les grands yeux du
cerf
ont fouillé calmement
dans ma poitrine
et la brume
et la brume
et la brume
a traversé le calme
chaud

Hélène Sanguinetti
"Alparegho, Pareil-à-rien"
L'Amandier, 2015

13 juil. 2018

Ici, je pense souvent à deux personnages







































Ici, je pense très souvent à deux personnages. L'un d'eux est John Meikle Gibb, qui, loin dans l'Écosse du XIIIe siècle, brûla sa Bible dans un accès d'enthousiasme, fut condamné à mort, mais finalement déporté en Amérique, où il rejoignit les Indiens et devint chaman.
L'autres est le comte Henri de Puyjalon, qui quitta son Bordelais natal pour le Canada, finit comme gardien de phare sur une île au large de Mingan, et parla, dans son Journal du Labrador, du plaisir de vivre seul "loin des imbéciles et, surtout, loin des gens d'esprit".

Un chaman et un gardien de phare.

Les jours étranges du Labrador Hotel.

Kenneth White, "La Route bleue", 1983
(2013 pour les éditions Le Mot et le reste)

27 juin 2018

jamais de l'animal






































jamais

                         de l'animal

            ou        de l'arbre

            ou        de la pierre

                                        aucun savoir

                    ne nous parvient

                        en leur langue

                                            mouillée

toutefois

            par le seul fait

                                    de nommer

                                                   ce qui reste

parfois

                    nous devinons

    comment vient                le vivant

                            et c'est alors

une ivresse                            un vertige

        la géométrie        flexible

                d'une joie


Christophe Manon, extrait de "Cela" dans "Au nord du futur"
éditions Nous, 2016.

29 mai 2018

Tes yeux s'équarrissent comme des quilles





































Tes yeux s'équarissent comme des quilles
des tourterelles, elles sont deux

Et les amours déchues ?
et les mauvaises intentions ?
les mains se posent au dessus du brasier
elles se lèvent sur le ciel; un baiser vaste et chaud
une nuque, un nid, vif comme un couperet
on s'allonge et on se fracasse lentement les membres
le reste n'est que claquements et rythmes
éphémères et pourtant

La pluie c'est du gâchis
mais agréable sur nos souliers
on invente des histoires pour les derniers petits
on inonde le monde avec des ailes
rabattues à la surface, et après ?

Peu peuh peuh


Marie de Quatrebarbes, « La vie moins une minute »
éditions Lanskine, 2014

18 mai 2018

Vous passez votre temps à assembler






















Olivier Cadiot, "Histoire de la littérature récente" tome 1
POL éditeur, 2016.


Vous passez votre temps à assembler, à relier des bouts de vos vies — qui ressemblent à un immense patchwork — à des morceaux de choses vues, des bribes d'évènements entendus, des citations détachées de leurs auteurs, des images flottantes, des phrases de votre sœur, des mots fantômes. barbotine, blanc d'œuf, bombe repositionnable, ça dépend à quelle époque vous êtes ; qu'importe le flacon, le principal c'est de surveiller le point de colle. La faire apparaître ? Le fondre, en souhaitant que les rapprochements disparaissent, comme après une greffe réussie où tout circule entre les membres ? C'est à vous de voir. Il y a d'autres époques où l'on a envie de garder les éléments un peu séparés, de sentir les déchirures entre les choses que l'on a voulu coller ensemble. C'est une question de moment. Faites une histoire pour savoir comment faire. Une petite, la vôtre, et une grande en même temps, la nôtre. En espérant qu'elles se superposent.





7 mai 2018

La virieuse ou méviriée, la cache-Maria, l'adéliane



2. Herbes se balançant sous la pluie

La virieuse ou méviriée, la cache-Maria, l'adéliane,
la cafratane, la coprebondieuse,
la timbale-des-naines, la sopomphre, l'herve-des-pillards, 
la tige-bleue, la tige-six-épingles,
la grammanvaine,
la bahabe-des-plaines, la bahabe-des-nomades,
la petite bahabe,
le gouillaisse, la timourdane,
la Simone-d'argent, la bravepluie,
la gordomie,
la schvolle, la vassilice-teint-la-rosée,
le cordusain, la chachuine, la gravillette,
la capiteuse-du-soir, la clavicole, la harpaine,
la vaquemouflette, la touteglume,
l'escambienne, la ronfle-en-langue,
la carague, l'oldinie, la somberne-desaurores,
la touffebrise, la fleur-du-vilain, la sagrebotte,
la foussienne ou foussine ou foussine-du-pendu,
la gareuse-sans-étoiles, la palpenaude, la madrilionne,
la grande-madrilionne,
la gambaine-hirsute, la douriaf,
l'épingle-de-Marfa,
la dame-follette, la dame-étendue (...)

Manuela Draeger, "Herbes et golems"
éditions de l'Olivier, 2012.

24 avr. 2018

Cette petite île est apparue un beau jour


Cette petite île est apparue un beau jour — ou du moins avons-nous vue pour la première fois sortir comme du ventre de sa mère le crâne obscur et rond d'un bébé, à la fin des années cinquante, du haut du ravin, non loin de la maison de Juan L. Ortiz. Au début, ce dû être une légère agitation du courant, qu'un œil inexpérimenté devait prendre pour un tourbillon formé au-dessous de l'eau par la résistance des sédiments alluviaux, jusqu'à ce qu'atteignant enfin la surface à force d'accumulation une protubérance luisante et marron vienne émerger et croître progressivement. À peu près circulaire, la forme s'allongea peu à peu, modelée par le sens du courant et, lorsqu'elle fut assez haute, elle eut sans doute l'occasion de s'assécher un peu, se distinguant ainsi du magma boueux probablement aussi archaïque que la glaise mythique ayant donné naissance au premier homme, pas encore tout à fait une île, mais déjà plus une substance informe, jusqu'à ce que les premières herbes et les premières plantes semées par les vents printaniers se soient mises à y pousser.

Juan José Saer, "Le Fleuve sans rives"
éd. Le Tripode

9 avr. 2018

Puisqu'il est entendu que tu cultives l'ivraie

















Fernand Deligny, Puisqu'il est entendu que tu cultives l'ivraie, le chardon, le coquelicot et la nielle, attends toi à voir venir les cultivateurs, bien à l'aise dans leurs sabots, regarder ton champ et dire : "Voilà la nielle, l'ivraie et le chardon qui infectent nos champs, soignés comme il ne viendrait pas à l'idée de soigner le blé." Si tu aimes un peu faire rire à tes dépends, réponds, les yeux au ciel et les mains ouvertes : "Oui : et je crois que la récolte sera belle." Mais il reste entendu que la graine de crapule c'est tout de même de la graine d'homme. Ou alors, tu serais aussi fou que tu en as l'air.

Fernand Deligny, "Graine de crapule", "Œuvres"
éd. L'arachnéen.
(bibliothèque du Taslu, 4 avril 2018)

28 mars 2018

Sous les à-pics d'Oroville



COMMENCEMENT D'UN POÈME DE CES ÉTATS

Memento pour Gary Snyder

    Sous les à-pics d'Oroville, ciels de septembre ennuagés de bleu, passant la frontière U.S., pommes rouges font ployer leurs rameaux étayés par des échalas —
    A Omak une grosse fille en salopette conduit son grand cheval brun le long d'une colline asphaltée.
    Parmi les collines de pins de Coleville près de Moses'Moutain — un cheval blanc derrière un 2 tonnes qui progresse entre les arbres.
    A Nespelem, dans le soleil jaune, un repère signalant la tombe du chef Joseph sous les collines brunes ruisselantes — crois blanche sur l'autoroute.
    A Grand Coulee sous un ciel de plomb, de gigantesques générateurs rouges bourdonnent dans le granit & le béton pour matérialiser des oignons —
    Et une eau grise clapote contre les flancs gris du Steamboat Mesa.
    A Dry Falls 40 Niagaras silencieux & invisibles , de minuscules chevaux qui paissent sur le fond oxydé de prosopis du canyon.
    A Mesa, sur l'autoradio, dépassant un nouveau silo à maïs, les gorges tendres des adolescentes du Walking Boogie, "Si elles pouvaient toutes être des filles de Californie" — alors que le route noire se dévide.
    Sur les plaines en direction de Pasco, collines de l'Oregon à l'horizon, voix de Bob Dylan sur les ondes, folksong d'une seule âme fabriquée à la chaîne — Please crawl out your window — entendu pour la première fois.
    Filant dans l'espace, radio l'âme de la nation. The Eve of construction et The Universal Soldier.

Allen Ginsberg, La Chute de l’Amérique
[The Fall Of America, 1972, trad. Lemaitre & Taylor, Flammarion  1979]

14 mars 2018

Je me suis revêtue de silence et d’attente

La Terre (extrait)

Je me suis revêtue de silence et d’attente. J’ai quitté mon bateau et suis partie à pied sur la glace polaire. Je transporte un chronomètre et un sextant, une tente, un réchaud, de la viande et de la graisse. Pour avoir de l’eau, je fais fondre des blocs de glace débités en un hachis de copeaux ; l’eau salée devient douce quand elle est gelée. Je dors quand je ne peux plus avancer. Je marche à la boussole en direction du nord géographique.
Je marche dans le vide ; j’entends ma respiration. Je vois ma main et la boussole, je vois la glace si vaste qu’elle s’incurve, je vois le sommet de la planète s’incurver et son atmosphère de basses pressions solidement amarrée sur le promontoire. Ici les années passent. Je marche, légère comme n’importe quelle poignée d’aurore ; je suis légère comme des voiles ; comme une succession de bandes sans couleurs ; je crie : «  Le ciel et la terre sont indiscernables ! » Le courant sous mes pieds m’emporte et je marche. (…)

Annie Dillard, « apprendre à parler à une pierre »
(1982) / trad. Béatrice Durand. / Christian Bourgois éd.


5 mars 2018

ou encore le continuum d’objets réglant les jardins et les arrière-cours tels qu’on les voit

(…) ou encore le continuum d’objets réglant les jardins et les arrière-cours tels qu’on les voit, depuis le train surtout, quand il ralentit en s’approchant des gares (voir le chapitre du voyage Arles-Strasbourg) — palettes empilées dans un coin  à côté d’une bétonneuse hors d’usage, chaise en plastique rouge où s’est accumulée un peu d’eau de pluie, jouets d’enfants aux couleurs vives éparpillés sur une pelouse, rangs de poireaux aux longues feuilles bronze un peu jaunies, rosiers parfois étincelants, cabane aux parois passées d’une lasure sombre, portails standards et voitures, voitures toujours et presque toujours sans rapport avec l’état de la maison, de rutilantes neuves devant des bicoques et de très vieilles oubliées  au fond de jardins, en une glissade sans fin s’ajouterait pêle-mêle des piliers de portail surmontés d’un dé de ciment placé en équilibre et dont les points, de un à six, ont été repeints avec soin, l’auvent en tôle encombré de feuilles mortes d’une cour d’entrepôt où un chariot élévateur sort des caisses d’un camion, une station-service contemplée un jour de pluie à travers les essuie-glaces, comme dans n’importe quel road movie provincial, le regard s’attardant, on ne sait pourquoi, sur l’appareil servant à vérifier la pression des pneus, (…)

Jean-Christophe Bailly, "32.Séquences" dans « Le Dépaysement Voyages en France » 
ed. du Seuil, "Fictions et Cie », 2011

14 févr. 2018

J’aime l’étendue tentaculaire de Lakeside

«  J’aime l’étendue tentaculaire de Lakeside, l’impossibilité de parcourir un chemin à travers ses possibilités alambiquées. Ils bloquent des routes, vous forcent au détour. L’expérience de la vente au détail est une sorte de chasse au trésor, un rallye sans cartes. Vous mettez la main sur les cartes, comme sur un prix, lorsque vous arrivez à destination. Elles sont illisibles : un lac, un bateau, des zones roses grises vertes bleue. House of Fraser, BhS, Bentalls, C&A, Argos, Boots, Marks & Spencer. Personne ne sait comment cela fonctionne. Vous pourriez repérer Ikea à l’horizon mais vous n’en trouverez jamais l’entrée secrète. Pas la première fois. (Et si vous ne la trouvez pas, vous avez besoin d’un guide autochtone pour vous exliquer le système. Les décors — faux bureaux, cuisines et chambres — qui ne sont pas à vendre. La très longue marche suédoise, excellent pour la  santé, à travers les meubles de pin, est inontournable — une sorte de régime d’entraînement avant l’accès aux entrepôts. J’ai été particulièrement fasciné par les livres : de vrais livres dans de fausses pièces, des rangées interminables d’éditions suédoises de Patricia Highsmith.)
Lakeside n’est pas fait pour les piétons. Nous ne nous y attardons pas. L’endroit est épuisant : votre âme fantome y est volée par des caméras de surveillance, volée et enregistrée, dotée d’un code temporel — pour vous garder là où vous êtes. « Une seule visite à Lakeside, et vous ne pourrez plus vous en passer ! » Telle est la promesse du vampire. « Quelque chose pour tous les goûts et tous les âges. » Quelque chose pour des aristocrates transylvaniens âgés de 800 ans et se gavant de plasma. « Lakeside la nuit… c’est magique ! »

Ian Sinclair, "London Orbital » (2006)
trad. Maxime Berrée   pour éd. Inculte 2010

5 févr. 2018

Une pensée suit une pensée

Une pensée suit une pensée.
Au bord, l’aube attend la fin
des calculs astronomiques indiens
pour disperser fantômes sans souffle
animaux stellaires
et talismans sorciers.
Les étoiles fondent comme du sucre
l’heure est limpide dans le jour d’été.


Muriel Pic, “Une image suit une image” dans “Elégies documentaires”,
éd. Macula, 2016

18 janv. 2018

La radio fonctionnait.





La radio fonctionnait. C'étaient les informations et on parlait de la mort.

le diable et son train.

Ce petit voyage est-il vraiment nécessaire ?


Lucien Suel, "poème express n° 703"

29 déc. 2017

chapitre xx

Des vêtements et de leur nudité

Leur nudité est double ils cherchent attentivement des 
traces de soi, des différences plus solidement installées 
qu’entre deux chaises. Car s’ils portent une peau de bête, 
ils n’en demeurent pas moins dénués de honte, de dis-
simulation ou de déguisement. Une contradiction dans 
la loi épingle de petits tabliers sur leurs femmes à la 
naissance, génitif nu du prix d’achat, pour faire peur à 
l’imagination. Leur seconde nudité dégaine un manque 
de feuillage, mais quelques noms de plantes ne peuvent 
déranger la conclusion générale à la façon dont le velours 
le fait pour nous.

dessus
dessous 
volant
rabat
peau




Rosmarie Waldrop, "Clef pour comprendre la langue de l’Amérique"
(Trad. Paol Keineg), éd. Héros-limite, 2013 

5 déc. 2017

(…)

"Alors,
j’ai senti les buissons
dans mon ventre,
les renards dans mes seins,
les pieuvres dans mon cou,
les orties,
les graviers.

J’ai senti le volcan.

Alors,
j’ai senti les épines
et les ronces.

J’ai senti la forêt.

Les prairies de mon ventre.

Alors,
je me suis assise
et la nuit est venue sur moi.
Et la nuit m’est venue de face.
Et la nuit m’a cassé les yeux.

Alors,
je me suis couchée
et la nuit n’a rien voulu dire."


Laura Vasquez, "La Forme de ma forêt" (extrait), dans "La Main de la main"
éd. Cheyne (prix de la vocation) 2014.

22 nov. 2017

« Dans un long rêve plein de couleurs, les aigles étaient revenus me chercher. Ils étaient arrivés par l’est, me tirant de mon sommeil sans vie par leurs cris stridents. J’entendais leurs ailes frôler les murs de notre maison, mais ma voix endormie ne trouvait pas le chemin de ma gorge pour leur répondre. Ils semblaient me chercher en haut de la maison alors que je me trouvais en bas. Après avoir tourné des dizaines de fois autour du toit, ils ont fini par comprendre et faire appel au serpent. Le serpent habitant loin d’ici, il fallait l’attendre. Les aigles continuaient de tournoyer autour de la maison, provoquant en moi un frisson revigorant. »

Bérengère Cournut, « Née contente à Oraibi »
éditions Le Tripode, 2016.

12 nov. 2017

« Je referme mon cahier de notes. Il ressemble à une carte routière. Un enchevêtrement de directions que, pour la plupart, je n’emprunterai jamais. Je serais incapable de nommer un tel espace autrement qu’en disant  qu’il constitue désormais le cadre élastique d’une histoire sans début ni fin, mais formant un bloc homogène de fragments qui semble très ancien. Il s’accorde avec cette ville où le délabrement affleure à chaque jointure, révélant un substrat fissuré, usé jusqu’à la corde, le tout baignant dans une lumière dorée, presque tropicale par instants, à laquelle la végétation s’accroche, comme tout ce qui vit ici, à bout touchant d’apocalypse. »

Philippe Rahmy, Monarques
éditions La Table ronde, 2017

30 oct. 2017


« C’est un endroit, ce n’est pas un endroit. C’est une onde, pas une onde. C’est une force, pas une force. Une faiblesse. Non. Ça existe. Non. C’est partagé, ce n’est pas partagé. C’est un trou, non pas un trou. C’est la parole et ce n’est pas la parole. C’est dans les corps, ce n’est plus dans les corps. C’est possiblement sur des épaules depuis deux — bien plus — générations. Seulement. C’est possiblement entre les murs et ça les traverse. »

Esther Salmona, « Amenées"
Eric Pesty éditeur, 2017.