29 déc. 2016

"Dans les sons émis par ces renards, si c’étaient des renards, il 
entrait presque autant d’exultation, et une moindre peine. Il y 
entrait l’exultation terrifiante d’entendre le monde se parler à 
lui-même, et la peine de l’incommunicabilité. (…)

Ces appels se prolongèrent, ne répétant jamais le même 
motif, et suivant ce qui avait tout l’air d’un art infaillible, 
pendant peut-être vingt minutes. C’était entièrement comme si 
les portants avaient été mis en place, enchantés, puis abandon-
nés comme des déchets sur un côté d’une scène énorme comme 
le pont du navire de la terre, inébranlable et incliné; et comme 
si sur cette scène, accompagnés par la confabulation crachinante 
d’une musique de pastorale nocturne, deux personnages masqués, 
imprévisibles et parfaitement étrangers à l’action, s’étaient avancés 
avec l’aplomb des chats, et en silence, et avaient chanté, comme 
fortuitement, avec une quotidienneté sinistre, ce qui en fin de compte 
se révéla être le numéro du spectacle le plus chargé de sens, et le 
plus mystérieux; puis que dans un mutisme et une ironie parfaites 
ils se fussent retirés. »

James Agee, « Louons maintenant les grands hommes", "Alabama : Trois familles de métayers en 1936 »
éditions Plon 2002.

18 déc. 2016


« Ce qui m’est arrivé, c’est de voir Louise — ma
mère — cassée en deux sur le bois du lit comme,
plus tard, j’ai vu des marionnettes posées sur le
rebord du castelet où je montrais, de mes mains,
des marionnettes aux enfants fous du vaste Asile
où j’ai passé les meilleures années de ma vie.


Le langage mène à tout
D’aucuns n’en reviennent jamais.


Des trois trilobites, l’un est tout enroulé
sur lui-même — si tant est qu’il soit
possible de dire « lui » en parlant d’un trilobite.


Le grand malheur de Janmari, autiste, c’est
qu’ON le disait enfermé en lui-même alors
que de lui-même il n’y en avait pas. »



Fernand Deligny, « Essi & Copeaux »
éditions Le Mot et Le Reste, 2005 (p.107)

8 déc. 2016

« je quitte la maison et je vais à pied, autour, dans des endroits lancinants, toujours les mêmes, le pré de l’arbre, le bois de Combes, le moulin, la montagne, le triangle, la plage du sang, le pont bossu, la Californie, la Bussinie, Chamizelle, la vanne, la clairière suspendue. Je me souviens de tout, comment je suis habillée, chaussée, le plus souvent, de hautes bottes en caoutchouc ; je ne pense pas à grand-chose, je rumine peut-être vaguement. Je garde seulement la sensation très dense et précise de m’être laissé nourrir, voire bercer, voire consoler, par ce que je n’appelle pas encore les choses vertes, arbres vent lumière air saison ciel vent recommencé rivière arbres toujours. »

Marie-Hélène Lafon, « Traversée"
Collection Paysages Ecrits
Éditions Guérin, Fondation Facim, 2015.