"Que veux-tu dire,
Il n'y a pas de peuple ?
Toutes les fois qu'elle vient me voir, elle me demande à quoi
j'ai rêvé. À quoi as-tu rêvé ? J'ai rêvé que je suis obligée d'aller
dans la forêt. J'ai traversé une prairie. Soudain j'aperçois ma
soeur qui déroule un ballot de tissu bleu. Je m'arrête, je ne
peux plus bouger. La journée se passe ainsi. Le soir ma soeur
m'appelle : L'air est bleu. Je traverse la prairie en courant et
surmonte tous les obstacles : le tissu, la valise, le couteau dans
l'herbe, le seau, l'échelle, l'arbre. Et le rêve s'achève.
Margret KREIDL "Plier une hirondelle" éd. Les Inaperçus 2020
(trad. François Mathieu)
Pierre PARLANT, "Une cause dansée. Warburg à Oraibi" (éd. Nous, 2021)
écrire ce qui est arrivé est sans doute la meilleure façon de se persuader qu'il peut toujours arriver quelque chose ; et il arrive que quelque chose arrive, mais ce n'est qu'un aspect contingent du voyage une fois les dés lancés ; l'autre, primordial, est qu'écrivant, le présent de l'écriture — une vision différée — révèle parfois un futur antérieur, temps latent de la phrase, temps réel d'une vie : les paroles s'adressent, les humains danseront, le ruisseau fut à sec, la foudre aura frappé
Annie Dillard, "Une enfance américaine", 1987
Les rêves se composent essentiellement d’un décor comme tous les gens qui en racontent ou en écoutent le savent.
Nous remontions une étroite rue pavée du vieux continent.
Nous descendions la passerelle d'un paquebot pourtant dans les bras un bébé.
Nous sortîmes des bois, parvînmes au sommet de la montagne et aperçûmes l’eau ; nous amarrâmes notre radeau grossier à des rives brûlées.
Nous étions allongés sur les branches d’un arbre au bord du chemin.
Nous dansions dans une salle de bal sombre et les rideaux volaient aux fenêtres.
Les lieux clos où nos vies se déroulent, dans l’urgence, ressemblent à des labyrinthes compliqués dont nous apprenons le parcours section après section (la rue du village, le grand navire, la colline boisée), sans nous rappeler comment ni où elle se combinent dans l’espace.
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Layli Long Soldier, "Attendu que" (trad. B. Machet) éd. I. Sauvage, 2020
ATTENDU QUE je me lasse. De mon effort de faire coïncider l'effort de la déclaration : "Attendu que les premières nations d'Amérique et les colons non indigènes s'engagèrent dans de nombreux conflits armés qui, des deux côtés malheureusement, ôtèrent la vie à des innocents, y compris celles de femmes et d'enfants." Je me lasse
de m'engager dans de nombreux conflits, me lasse de l'expression des deux cotés. Deux côtés en tant que femme et enfant à cet Attendu que. Deux côtés des paroles et des jeux de mots, penchée au-dessus des dictionnaires. Me lasse de comprendre fatiguée, affaiblie, exténuée, diminuée à cause du labeur. Marre. Le dictionnaire lakota affirme que fatigué c'est watúkha. Sous cette entrée j'ai trouvé le terme watúkhayA, qui signifie exténuer quelqu'un ou quelque chose, par exemple épuiser un cheval de ne pas savoir bien le monter. Suis-je watúkha ou est-ce que je watúkhayA ? J'appelle mon père pour lui demander
et faire un double contrôle de mes trouvailles. Comment dire "fatigué", il répond : "bluğo". Si tu veux dire "vraiment fatigué", c'est : "lila bluğo". C'est la façon familiale — la manière oglala — de dire fatigué, et qui sait mieux ce que fatigué veut dire sinon le peuple. Combien je peine
pour signifier ce qui est réel. Réellement, je mesure 1,77m. Réellement, je dors du côté droit du lit. Réellement, je me réveille après huit heures de sommeil et mes yeux pendent comme deux carrés couleur ardoise. Réellement, je suis bluğo. Réellement, je grimpe sur le dos des langues, les chevauche et les conduis jusqu'à l'épuisement — peut-être je tire les rênes quand je veux dire va. Peut-être que j'éperonne quand je veux descendre. Cela a-t-il une importance. Je suis lila bluğo. Je suis bloquée, je veux sortir. Être libérée de mon impulsion à faire remarquer : Attention, le cheval n'est pas une référence à mon héritage ;
Tout en mâchant la neige
dire le printemps.
Ta silhouette, papa Langage,
nous protège.
Katia BOUCHOUEVA "Doucement (!)" 2020 coll. L'esquif /Publie poésie